Accusation d’antisémitisme contre la Berlinale

Lettre ouverte adressée à Claudia Roth, déléguée du gouvernement fédéral allemand à la Culture et aux Médias

par Shelly Steinberg, Allemagne

(8 mars 2024) (CH-S) Lors de la Berlinale de cette année, un festival international du film, le documentaire «No Other Land» a été récompensé par le prix du documentaire de la Berlinale. Le film traite de la question de l’expulsion de Palestiniens en Cisjordanie. Dans son discours de remerciement, le coréalisateur palestinien, Basel Adra, a déclaré: «Il m’est très difficile de fêter cela quand des dizaines de milliers de mon peuple sont justement massacrés à Gaza par Israël.» Il a demandé que l’Allemagne stoppe toutes livraisons d’armes à Israël. Le coréalisateur israélien Yuval Abraham a parlé d’un «apartheid» en Cisjordanie. Le public a applaudi. La ministre d’Etat à la Culture Claudia Roth (Verts) a alors lancé l’accusation d’un «antisémitisme ouvert nauséabond». Dans une lettre adressée à Mme Roth, Shelly Steinberg rejette ce reproche et le caractérise.

Shelly Steinberg lors de son discours sur le Stachus
à Berlin le 17.2.24.
(Photo https://sicherheitskonferenz.de)

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Chère Madame Roth,

Je m’adresse à vous car je suis sans voix et abasourdie par les réactions aux discours prononcés lors de la Berlinale 2024.

Je suis moi-même née en Israël et j’ai grandi en Allemagne. J’ai étudié le judaïsme, l’histoire et la culture juives ainsi que la sociologie de la culture à l’Université Ludwig Maximilian de Munich.

En 2010, j’ai effectué un stage à la Knesset à Jérusalem dans le cadre de l’IPS (International Parliamentary Scholarship) pour le Bundestag.

Depuis des années, on observe en Allemagne une politique répressive extrêmement inquiétante à l'égard des voix critiques envers Israël.

Afin d’imposer un agenda pro-israélien, les politiciens et autres institutions publiques abusent du terme antisémitisme. Cette diffamation n’épargne pas non plus les critiques juifs ou israéliens. On peut observer comment les politiciens allemands se font les suppôts du lobby israélien, au mépris du droit en vigueur. La liberté d’expression est l’un des biens démocratiques les plus précieux – mais dès qu’il s’agit d’Israël, la politique allemande abandonne les principes de l’Etat de droit. En faveur de la politique d’Israël, des personnes sont privées de leur droit à la liberté d'expression, pourtant garanti par la Constitution. La liberté d'expression ne signifie pas seulement le droit de chacun à s’exprimer librement, mais aussi le droit de se forger une opinion en toute liberté; avec les censures permanentes, l’Etat ne respecte donc pas le droit de la société à avoir accès à différentes informations. Garantir précisément cet éventail d’informations, ce serait la tâche du niveau politique et non pas – comme il le fait actuellement – d’imposer une opinion et des directives particulières et de les faire respecter par des répressions anticonstitutionnelles.

L’antisémitisme est clairement défini comme la haine/l’hostilité envers les juifs en raison de leur simple existence en tant que juifs. Dans le cas de l’antisémitisme, comme dans toute forme de racisme, il ne s’agit pas de ce qui est fait, mais de savoir par qui quelque chose est fait – ce n’est pas le quoi, mais le qui qui est décisif ici. Et donc l’accusation d’antisémitisme contre les personnes critiquant la politique israélienne est absurde.

Les Palestiniens et ceux qui les soutiennent ne se soucient pas du fait que les occupants et les oppresseurs sont des juifs – si les occupants étaient bouddhistes, les Palestiniens se défendraient tout autant. Ce sont plutôt les Allemands qui défendent avec une véritable obsession tout ce que fait Israël parce qu’il s’agit de juifs. Ce sont les Allemands pour qui le qui joue le rôle décisif – et cela correspond clairement à la définition de l’antisémitisme.

Le mot «juif» n’a pas été prononcé une seule fois à la Berlinale. Pourtant, on fantasme ici sur l’antisémitisme. Si l’on ne peut pas utiliser le terme «génocide» en référence à l’action d’Israël à Gaza parce que cela serait antisémite, cela signifie à l’inverse que le génocide est quelque chose de juif. L’image du judaïsme que donnent ici les personnes politiques allemandes est tout simplement scandaleuse. Il n’y a rien de juif à priver de leurs droits des enfants, des hommes et des femmes, à les dégrader et à les tuer. Il n’y a rien de juif à voler la terre d’un autre peuple et à opprimer et exploiter la population locale. C’est pourquoi la critique de telles situations ne peut pas être antisémite. Mais quiconque parle d’antisémitisme face à ces crimes abuse de ce terme et donne une image répugnante du judaïsme. Je m’oppose avec véhémence à une telle représentation du judaïsme!

Au lieu de lutter contre le véritable antisémitisme dans ses propres rangs, on tire ici à boulets rouges sur tous ceux qui critiquent Israël. Une telle approche n’est pas vraiment favorable à l’ordre démocratique dans ce pays.

Il serait bon que d’autres voix juives que celle du Conseil central des juifs se fassent une fois entendre – car le Conseil central ne représente qu'une minorité absolue des juives et des juifs vivant en Allemagne. Le Conseil central n’est pas un organe politique élu par les citoyens, c’est pourquoi l’incompréhension règne parmi les citoyens quant à l’énorme influence du Conseil central sur certains thèmes politiques. Ce n’est pas le rôle des politiciens allemands de se faire donner des directives par le Conseil central dans les affaires israéliennes et de les appliquer ensuite sans esprit critique.

Je me tiens à votre disposition pour tout échange ultérieur.

 

Avec mes meilleures salutations,

Shelly Steinberg, Groupe de dialogue
judéo-palestinien de Munich

Source: https://diefreiheitsliebe.de/kultur/berlinale-brief-von-shelly-steinberg-an-claudia-roth/, 28 février 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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