«Dona nobis pacem»

Michael von
der Schulenburg.
(Picture mad)

Dans quel monde voulons-nous vivre?

par Michael von der Schulenburg*

(21 décembre 2023) Cet article est basé sur un discours prononcé lors de la manifestation «Jamais plus la guerre – bas les armes» devant la porte de Brandebourg à Berlin le 25 novembre 2023.

Nous vivons dans un monde de plus en plus pris dans l’étau de la violence et des guerres. Nous devons donc nous demander: comment allons-nous en sortir et dans quel monde voulons-nous vivre?

Selon les Nations Unies, 2022 a été l’année où le monde a connu le plus de conflits armés, les plus intenses et les plus longs depuis la fin de la guerre froide – et même depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, selon certaines données. Cette année, la situation aura encore empiré et rien n’indique qu’elle se calmera. Au contraire. Avec le conflit de plus en plus intense qui oppose les Etats-Unis à la Chine pour la suprématie mondiale, l’humanité pourrait être confrontée à des temps encore plus dangereux. Sans un changement de cap décisif, il est à craindre que la violence et les guerres dans le monde entier ne constituent à nouveau la plus grande menace pour l’humanité.

Pablo Picasso, chapelle du Musée National Picasso, La Guerre et La Paix à
Vallauris, 1952–1959.I (crédit photographique: Gertje R. Utley: Picasso,
The Communist Years, New Haven/Londres 2000)

La violence n’apporte pas la paix

L’idée erronée selon laquelle les conflits ne peuvent être résolus que par la violence, que nous devons d’abord remporter une victoire militaire, voire porter un coup fatal à la partie adverse, pour parvenir à la paix, s’est à nouveau imposée. Dans aucun des conflits armés, il n’y a aujourd’hui d’efforts diplomatiques sérieux pour résoudre les conflits qui sont à la base de ces guerres.

L’art de la diplomatie semble avoir été discrédité en tant que faiblesse. En effet, la plupart des guerres ont été des conflits larvés pendant des années, voire des décennies, avant d’exploser en un conflit armé. Une fois la guerre déclarée, les deux parties, souvent encouragées et soutenues par des Etats étrangers, semblent s’enfoncer dans un affrontement meurtrier sans compromis.

Les ministres des Affaires étrangères des Etats impliqués ou soutenant de tels conflits semblent aujourd’hui être devenus plutôt des avocats des victoires militaires, préconisant la livraison d’armes et la poursuite des guerres plutôt que des diplomates à la recherche de solutions pacifiques. Si les intérêts de l’un des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU devaient être touchés, le veto qui leur est accordé n’est pas compris comme une responsabilité particulière pour le maintien de la paix, mais est utilisé comme une arme pour un monde qui sombre dans la violence.

Ce faisant, ce qui est profondément immoral est justifié par des arguments apparemment moraux. Cela inclut la violence envers les civils, les mères et les enfants, les personnes non impliquées et les manifestations musicales de jeunes, ainsi que la destruction de quartiers entiers, d’hôpitaux et d’écoles. Nous appelons cela le droit à l’autodéfense. Le problème d’une telle argumentation est que l’autre partie invoquera également le droit à l’autodéfense. Nous créons ainsi une spirale de violence. La violence justifie la violence. Actuellement, on n’entend plus parler de l’obligation de briser une telle spirale de violence en s’efforçant de trouver des solutions pacifiques, obligation que nous nous sommes engagés à respecter dans la Charte des Nations Unies.

Ce qui rend la situation actuelle des conflits militaires particulièrement dangereuse, c’est la gestion totalement négligente des armes nucléaires. Dans la guerre d’Ukraine, les armes nucléaires jouent pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un rôle stratégique décisif dans une guerre chaude. Dans la guerre israélo-palestinienne également, on a déjà menacé d’utiliser une arme nucléaire. Il faut espérer que cela ne restera «que» des menaces. Mais nous ne devons pas oublier que l’arme nucléaire est l’arme de la destruction ultime, peut-être même finale, qui ne fera finalement pas de distinction entre l’agresseur et le défenseur, ni entre les belligérants et les personnes non impliquées. Ces menaces sont l’expression d’une folie, celle de vouloir vaincre à tout prix et de croire que l’on ne peut obtenir la paix que par l’escalade de la violence.

Voulons-nous – ou, pouvons-nous – vivre dans un monde où la violence est devenue le principe dominant de la résolution des conflits?

Pablo Picasso, La Guerre, 1952, chapelle du Musée National Picasso La Guerre et La Paix à Vallauris. (crédit photographique: Gertje R. Utley: Picasso,
The Communist Years, New Haven/Londres 2000)

Les armes n’apportent pas la sécurité

Aujourd’hui, la sécurité est à nouveau recherchée dans l’armement. Ainsi, les budgets militaires dans le monde ont doublé depuis la fin de la guerre froide et ils continuent de croître.

Le développement exponentiel des techniques d’armement a conduit à ce que les systèmes d’armes dépassent aujourd’hui en puissance de destruction tout ce que nous connaissions à l’époque de la guerre froide. Cette évolution inclut la modernisation des armes nucléaires, les technologies laser, les systèmes de missiles hypersoniques, les technologies furtives, les missiles de croisière sans pilote et les drones d’attaque, les guerres robotiques, les cyberguerres, les guerres dans l’espace et l’utilisation de l’intelligence artificielle.

Parallèlement, tous les accords de contrôle des armements et les mesures de confiance mis en place pendant ou juste après la guerre froide ont été soit annulés, soit non renouvelés, soit suspendus. Ces accords constituaient un filet de sécurité destiné à limiter les systèmes d’armes et à instaurer la confiance. Il s’agissait ainsi d’éviter que les Etats de l’OTAN et du Pacte de Varsovie, fortement armés en armes nucléaires, ne glissent involontairement vers une guerre qui détruirait tout.

Aujourd’hui, cette disparition des mesures de confiance est particulièrement dangereuse, car les techniques d’armement modernes permettent à un adversaire de réagir de plus en plus rapidement à une éventuelle attaque. Cela génère des incertitudes et de la méfiance, et augmente ainsi les risques d’une guerre mondiale. Ces systèmes d’armes ne nous rendront donc pas plus sûrs, mais au contraire rendront le monde moins sûr. En raison de la complexité et de la rapidité des systèmes d’armes modernes, ceux-ci seront de plus en plus contrôlés par l’intelligence artificielle. L’homme perd ainsi de plus en plus le contrôle de la décision de guerre ou de paix.

Un monde dans lequel nous nous retranchons derrière des armes de plus en plus puissantes et cédons de plus en plus de décisions à une intelligence artificielle ne peut pas être le monde dans lequel nous voulons vivre.

Pablo Picasso, La Paix, 1952, chapelle du Musée National Picasso La Guerre et La Paix à Vallauris. (crédit photographique: Gertje R. Utley: Picasso,
The Communist Years, New Haven/Londres 2000)

La paix doit commencer chez nous

Une telle évolution ne serait pas possible si la violence n’avait pas envahi nos esprits et si nombre de nos médias et les laboratoires d’idées n’étaient pas devenus les tambours des guerres. Nos images d’information sont aujourd’hui marquées par des diabolisations, des dénigrements, des visions en noir et blanc, par la croyance en des victoires, voire par des informations manipulées ou fausses.

Dans cette situation, nous, Occidentaux, montrons volontiers du doigt les autres. Dans nos représentations de nous-mêmes, ce ne sont que les autres qui sont à blâmer. Ce sont eux les méchants et nous les gentils, contraints une fois de plus de défendre les vraies valeurs de l’humanité les armes à la main.

Seulement, la réalité est malheureusement tout autre:

Avec l’OTAN, les démocraties occidentales se sont dotées d’un formidable instrument de pouvoir dans le monde. Bien que les pays membres de l’OTAN représentent à peine plus de 10% de la population mondiale, ils contrôlent près de 60% des dépenses militaires mondiales. La puissance dominante de l’OTAN, les Etats-Unis, dispose d’environ 750 bases militaires dans le monde. Les pays de l’OTAN sont également les plus grands marchands d’armes du monde; ils sont responsables de 70% du commerce mondial des armes – des armes qui rendent possibles les nombreuses guerres.

Il n’existe aucune autre union d’Etats dans le monde qui dispose, même approximativement, d’une alliance militaire comparable. Mais comment les 90% «restants» de la population mondiale voient-ils une telle concentration de pouvoir militaire entre les mains de quelques Etats du Nord?

L’année dernière, le service scientifique du Congrès américain a constaté que depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis sont intervenus militairement 251 fois dans d’autres pays, avec le soutien d’autres Etats de l’OTAN, presque tous appartenant au «Sud global». Ce chiffre n’inclut même pas les opérations de la CIA ou les guerres par procuration. Ces interventions militaires sont souvent justifiées par la volonté d’apporter la démocratie à d’autres pays. Mais à ma connaissance, aucune d’entre elles n’a pu instaurer la démocratie, elles n’ont laissé derrière elles que destructions, chaos, appauvrissement et une immense souffrance humaine.

Il n’y a pas d’autre Etat ni d’autre union d’Etats qui soit, même de loin, responsable d’autant d’interventions militaires dans d’autres pays.

La célèbre Université Brown a présenté cette année une étude sur la guerre contre la terreur depuis 2002 et est parvenue à la conclusion que cette guerre, par ses effets directs et indirects, a coûté la vie à plus de 4,5 millions de personnes et a fait de 38 millions de réfugiés. Cela signifie que cette guerre a dû coûter la vie à au moins 4,0 millions de civils. Mais nos journaux n’en parlent pas. Même dans la mort, nous ne sommes pas tous égaux! C’est du racisme, car toutes ces personnes innocentes tuées, que nous passons volontiers sous silence, vivaient dans des pays du Sud global.

Il n’y a donc pas non plus d’autre Etat ou groupe d’Etats qui porte la responsabilité directe ou indirecte d’autant de victimes civiles. Si nous voulons la paix, nous devons d’abord, en Occident, nous défaire de notre arrogance morale absurde.

Apprendre à se comprendre les uns les autres

Si nous voulons vivre en paix, nous devons nous libérer de la logique de la violence et de l’emprise des guerres et des conflits armés dans lesquels nous nous trouvons. C’est peut-être même une question de survie, car nos systèmes d’armes actuels ont atteint un niveau de destruction trop puissant pour notre petite monde. Ils ne peuvent plus être utilisés sans risquer de détruire toute vie sur Terre. En particulier, une guerre entre grandes puissances équivaudrait à un suicide collectif de l’humanité.

Comme vient de nous l’apprendre la guerre en Ukraine, toute guerre locale est susceptible de se transformer en affrontement entre grandes puissances. Il y aura toujours des conflits, mais nous devons tout faire pour les résoudre diplomatiquement avant qu’ils ne se transforment en guerres.

Bientôt, nous serons 10 milliards d’êtres humains à vivre sur notre planète, une planète qui n’est qu’un minuscule grain de sable dans le vaste univers. Chacun d’entre eux naîtra avec les mêmes droits fondamentaux, la dignité et l’inviolabilité de sa propre personnalité et le droit au progrès économique et social (Charte des Nations Unies). Cependant, cela entraînera également des conflits – causés par les effets du changement climatique, la pauvreté persistante et la lutte pour des ressources limitées, pour la justice sociale, pour l’eau, pour les terres et souvent juste pour les besoins les plus élémentaires de la vie.

Mais tous ces conflits peuvent être résolus si nous parvenons à nous comprendre et à travailler ensemble malgré les nombreuses différences politiques, idéologiques, culturelles ou religieuses. Tout ce dont nous avons besoin pour cela, c’est de notre compréhension, de notre compassion et de notre empathie – en d’autres termes, des qualités humaines essentielles. Les armes ne nous seraient d'aucune utilité.

Nous devons cesser de diaboliser les autres. Nous devons cesser de croire que l’homme est l’ennemi de l’homme ou, pire encore, que les grandes puissances finiront inévitablement par entrer dans une rivalité qui pourrait déboucher sur des guerres. Nous devons apprendre à nous comprendre, à nous parler, à nous écouter, à nous tendre la main. Cela ne signifie pas que nous devons avoir les mêmes opinions, ni même les mêmes intérêts. Il s’agit simplement de respecter ces différences et d’agir en conséquence. Nous reconnaîtrons alors un monde dans toute sa diversité humaine.

Nous n’aurions pas besoin de fonds spéciaux pour financer les guerres. Nous pourrions utiliser l’énorme puissance intellectuelle, servant aujourd’hui à développer des systèmes d’armes toujours plus destructeurs, pour construire un monde plus pacifique et plus juste. Si nous voulons construire un monde dans lequel nous, nos enfants et nos petits-enfants, pourrons vivre en paix, nous devons revenir aux idéaux des Nations Unies et à leur Charte, tant en paroles qu’en esprit. Pour ce faire, nous devrions nous souvenir de son préambule, qui est aussi actuel et pertinent aujourd’hui qu’il l’était il y a 78 ans, lorsqu’il a été rédigé suite à deux guerres mondiales dévastatrices. Dans son préambule, la Charte s’adresse non seulement aux Etats membres, mais à chacun d’entre nous:

«Nous, peuples des Nations Unies, résolus,

  • à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,
  • à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
  • à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
  • à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,

et, à ces fins

  • à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage,
  • à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
  • à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun,
  • à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples, [...].»
* Michael von der Schulenburg, ancien Secrétaire général adjoint de l’ONU, a travaillé pendant plus de 34 ans pour l’ONU et brièvement pour l’OSCE, dans de nombreux pays en guerre ou en proie à des conflits armés internes impliquant souvent des gouvernements faibles et des acteurs non étatiques armés.

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