L’UE détruit les exploitations paysannes dans toute l’Europe…

Protestation des agriculteurs en Allemagne. (Photo mad)

La France se joint aux protestations

par Pierre Lévy,* France

(Réd. CH-S) En Europe, les agriculteurs protestent contre l’augmentation des contraintes, des obligations et la baisse des revenus. Cette évolution n’est pas le fruit du hasard. Insidieusement, par le biais de diverses obligations européennes appliquées au niveau national, ils ont été étranglés ces dernières années. De plus en plus d’entre elles sont menacées dans leur existence. Les taux de suicide sont élevés. Un tableau tout aussi sombre se dessine partout. Les paysans s’opposent à juste titre à cette évolution.

De toute évidence, l’objectif de cette «mise à l’écart des paysans» est d’assurer la survie des seuls grands groupes agricoles. Les multimilliardaires et les investisseurs financiers mondiaux procèdent à des achats de terres gigantesques et créent de nouvelles dépendances. Pour imposer ce développement international, les législations nationales sont neutralisées via l’UE. C’est profondément antidémocratique.

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En Allemagne et en France, mais aussi aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne, en Pologne, en Roumanie et même dans la très disciplinée Lituanie, les agriculteurs se sont déjà mobilisés ou sont en train de le faire pour défendre leur travail socialement utile tout en se réappropriant les moyens d’une vie personnelle digne.

En Allemagne, ce mouvement semble loin de s’être essoufflé. Il a connu un point culminant spectaculaire le 15 janvier, lorsque tracteurs et manifestants se sont réunis à Berlin. Les agriculteurs français ont démarré plus tard, mais la colère, qui s’est d’abord manifestée mi-janvier par l’occupation d’une autoroute dans le sud du pays, s’est répandue comme une traînée de poudre dans le pays en quelques jours. Voies de circulation bloquées, ronds-points occupés: le désespoir accumulé pendant des années a soudainement explosé.

Protestation des agriculteurs en France. (Photo mad)

En France: souvenirs des Gilets jaunes

Un événement a mis le feu aux poudres: l’annonce de la suppression progressive de l’exonération fiscale dont bénéficiait jusqu’alors le carburant des engins agricoles (gazole dit «non routier» de couleur rouge [GNR]). Le même problème avait déjà provoqué la mobilisation des agriculteurs allemands. Et cette mesure fiscale prétendument «verte» n’est pas sans rappeler l’étincelle qui avait déclenché le mouvement des Gilets jaunes en France fin 2018 et déstabilisé en profondeur le règne d’Emmanuel Macron.

Un autre point commun avec les Gilets jaunes est le soutien très large qui s’est immédiatement manifesté parmi les Français, comme cela avait été le cas lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2023. Les agriculteurs, qui s’étaient mobilisés pour bloquer les routes, ont recueilli d’innombrables témoignages de solidarité. Pour les agriculteurs, qui ont souvent l’impression d’être des mal-aimés accusés de polluer la planète, ces soutiens sont une aide et un encouragement importants.

Si l’on ajoute à cela que les premières convergences se font jour avec les pêcheurs en colère ou les petites entreprises de transport routier, on comprend pourquoi le nouveau Premier ministre français Gabriel Attal est prêt à lâcher du «lest», si l’on peut dire, dans l’espoir d’éteindre un incendie qui pourrait devenir incontrôlable.

Le 26 janvier, Attal s’est donc rendu sur place – dans une exploitation agricole près de Toulouse – et a annoncé une série de mesures: l’assouplissement de certaines normes écologiques, l’assouplissement des contrôles, un fonds d’urgence et, surtout, l’annulation de l’augmentation prévue des taxes sur le GNR, le gazole indispensable à l’agriculture. Il n’est toutefois pas certain que tout cela suffise à calmer les agriculteurs en colère.

Le cadre politique et les exigences environnementales de l’UE

Même si le cadre politique varie d’un pays de l’UE à l’autre, il existe de nombreux parallèles avec les difficultés dramatiques auxquelles les zones rurales sont partout confrontées. Les nombreux petits et moyens agriculteurs sont de plus en plus pris au piège entre la baisse des revenus réels (notamment sous la pression de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution, dont les clients sont de plus en plus monopolisés) et l’augmentation des coûts: les taxes, mais aussi le prix des engrais ainsi que le coût de l’énergie (suite aux sanctions imposées par l’UE à la Russie) et les crédits bancaires de plus en plus chers (notamment en lien avec les décisions de la Banque centrale européenne en matière de taux d’intérêt).

Si l’on ajoute à cela les contraintes environnementales imposées par la Commission européenne de Bruxelles (et les charges administratives qui en résultent et qui prennent des proportions démesurées), on comprend le désespoir qui s’installe partout. De nombreux agriculteurs, qui effectuent souvent soixante-dix à quatre-vingts heures de travail par semaine pour obtenir un revenu mensuel inférieur au salaire minimum, voire qui terminent l’année avec des dépenses supérieures aux recettes, désespèrent alors de l’avenir de leur activité. Un agriculteur du centre de la France a récemment apposé sur son tracteur la pancarte suivante: «Je suis éleveur, je vous nourris, je meurs».

Face à ces mouvements naissants, les réactions des différents gouvernements nationaux se ressemblent. Premièrement, on dit: «Agriculteurs, on vous aime». Deuxièmement: «L’UE n’a aucune responsabilité». Troisièmement: «Attention, vous faites le jeu de l’extrême droite».

Le premier point n’est que l’aveu implicite du rapport de forces ... Le troisième point reflète le fait que les partis dits «populistes» ont longtemps été les seuls à tenir un discours (pas forcément sincère) remettant en cause l’ouverture des frontières et le dogme quasi-religieux sur le climat ou l’environnement.

Mais c’est justement le second point qui est le mensonge le plus frappant. L’Union européenne, avec sa Commission aux manettes du pouvoir, porte en effet une responsabilité écrasante dans la situation actuelle. Et ce, en particulier sur deux points clés: le «libre-échange» et «l’obsession écologique».

Protestation des agriculteurs en Espagne. (Photo mad)

Le libre-échange

Le libre-échange dans le domaine du commerce mondial fait partie de l’ADN de l’Union européenne. Certes, dans les années 1960 et 1970, les six membres fondateurs avaient affirmé vouloir assurer l’indépendance alimentaire et créé à cet effet une zone de protection pour l’agriculture, protégée par des droits de douane face au reste du monde et des subventions compensatoires.

Mais dès les années 1990 et 2000, l’UE s’est ouverte à la forte pression des forces de la mondialisation. Au fil du temps, la Commission européenne – qui a le monopole des négociations commerciales internationales –, a conclu des accords de libre-échange, notamment avec le Mexique, le Chili, le Canada et le Japon, et un accord avec la Nouvelle-Zélande qui entrera en vigueur dans le courant de l’année.

Il y a quelques jours, la Commission a annoncé à Bruxelles (le timing ne pouvait pas être pire et il a fait grincer des dents dans certaines capitales, notamment à Paris) que les négociations pour un accord avec le «Mercosur» (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay) pourraient être conclues très prochainement, alors qu’on les croyait au point mort. Les éleveurs européens en seront certainement très affectés!

Mais le commerce au sein du marché intérieur de l’UE n’est pas neutre non plus. En effet, les différences de coûts d’un pays à l’autre (notamment le prix de la main-d’œuvre) entraînent une concurrence déloyale. C’est ce qu’ont voulu exprimer les producteurs français de fruits et légumes en arrêtant des camions chargés de marchandises provenant par exemple de serres industrielles espagnoles et en les vidant aux barrages routiers.

Les exportations en provenance d’Ukraine, comme les céréales, mais aussi la viande et les fruits, constituent un cas particulier. Dans un geste politique de soutien à Kiev, Bruxelles a levé en 2022 les quotas et les tarifs douaniers pour les produits provenant de ce pays non-membre de l’UE, bien qu’il soit loin de pouvoir respecter les normes et les règles de l’UE. Il y a quelques mois, les producteurs de volailles français ont mis en garde contre un afflux massif de poulets ukrainiens (127% d’augmentation en un an), élevés dans des conditions strictement interdites dans les 27 Etats membres de l’UE. Les producteurs français, mais aussi les consommateurs, en souffrent.

Mais ce sont les agriculteurs de Pologne, de Roumanie, de Bulgarie, de Hongrie et de Slovaquie qui ont été le plus durement touchés: les dispositions décidées à Bruxelles prévoyaient des «corridors de solidarité» à travers les pays de l’Est de l’UE, qui devaient faciliter le transport des céréales ukrainiennes vers les acheteurs du monde entier. La conséquence immédiate aurait été un effondrement des prix sur leurs marchés nationaux et la ruine des producteurs polonais ou roumains.

L’agitation a été telle que Bruxelles a dû suspendre temporairement ces facilités. Mais aujourd’hui, elles sont réintroduites, au grand dam de Varsovie et de Bucarest. Dès lors, les agriculteurs se sont mobilisés en masse. Le nouveau gouvernement polonais, mis en place après les élections de novembre 2023 (et en fait salué comme très favorable à l’UE), a annoncé qu’il poursuivrait dans ce domaine la politique de son prédécesseur «europhobe»: il maintiendra des tarifs douaniers nationaux, enfreignant ainsi délibérément le droit communautaire.

Vers une obsession écologique

Le deuxième élément qui contribue à ce que l’agriculture européenne soit vouée à l’échec est l’obsession «écologique» dont les pontes de l’UE se font les plus fervents défenseurs. Un exemple: c’est «au nom de l’environnement» que la Commission européenne a demandé aux Etats membres de porter la taxation des carburants agricoles au même niveau que celle du gazole ordinaire (proposition de directive du 14 juillet 2021).

Cela s’est fait au motif que l’UE devrait montrer l’exemple dans la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat. Ainsi, le «Green Deal» [«Accord Vert»], adopté en 2021 par le Conseil de l’UE et le Parlement européen, ne comprend pas moins de soixante-dix règlements dans différents domaines (interdiction des moteurs à combustion, marché du carbone, etc.) Il comprend également un volet agricole, dit «Farm to Fork» [«de la ferme à la fourchette»], dont la perspective inquiète au plus haut point le monde rural.

Cela s’ajoute à la réforme de la politique agricole commune, déjà mise en œuvre, qui impose de plus en plus de contraintes environnementales. On peut également citer le récent texte intitulé «Restaurer la nature», ainsi que les restrictions sur les produits phytosanitaires et les obligations de rétablissement des zones humides, des jachères et des haies.

Les agriculteurs du XXIe siècle sont fiers de ce qu’ils font, à savoir nourrir la population. Mais ils constatent qu’en leur disant comment faire, les technocrates de l’UE à Bruxelles veulent en réalité les transformer en «jardiniers du paysage» – pour le plus grand bonheur des multinationales de l’agroalimentaire qui cherchent bien à dominer totalement le commerce mondial ...

Début janvier, un agriculteur roumain en route pour bloquer Bucarest annonçait: «Frères paysans, unissez-vous.»

* Pierre Lévy, né en 1958 à Paris, est un journaliste français. Ancien rédacteur au quotidien L'Humanité de 1996 à 2001, ancien syndicaliste CGT-Métallurgie, il devient rédacteur en chef du mensuel Bastille-République-Nations, désormais titré Ruptures.

Source: https://freeassange.rtde.live/meinung/194327-gespenst-geht-um-in-europa/, 29 janvier 2024

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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