Suisse

Le malaise des réformes scolaires

Christine Staehelin. (Photo mad)

Des interventions qui touchent l’école dans son essence même

par Christine Staehelin,* Bâle

(1 novembre 2023) L’auteur Christine Staehelin, enseignante primaire avec des études de pédagogie, se penche dans son article sur le caractère insuffisamment justifiable de nombreuses réformes et en analyse les graves conséquences avec une grande acuité.

Ces dernières années, des titres tels que «Les enseignants à bout de souffle – pression sur l’école intégrative», «Français précoce et école intégrative – tout erroné?», «Le français précoce à l’école primaire est un échec», «A cause de la violence à l’école – 1000 enseignants ont dû aller chez le médecin», «De nombreux enseignants démissionnent en raison d’une charge de travail élevée», «Les parents portent plus souvent plainte contre les enseignants», «Si nous ne faisons rien, l’école obligatoire va s’effondrer», «Le Plan d’études 21 sous le feu des critiques» marquent le discours scolaire.

Les gros titres, le débat et la critique s’occupent des détails superficiels. L’école n’est plus au centre du débat en tant que représentante de la culture et de sa mission de transmission de celle-ci par le biais d’un mandat pédagogique. Cela s’explique en premier lieu par le fait que les réformes des dernières décennies, qui ont ébranlé l’image que l’école avait d’elle-même, n’étaient que des interventions de surface. Elles ont submergé de nouveautés cette institution lente et fondamentalement conservatrice. Des nouveautés qui ne tirent leur justification et donc leur sens ni de la pratique pédagogique ou de sa théorie, ni de la mission sociale de l’école, mais uniquement de l’idée de nouveauté en tant que telle. D’innombrables réformes – dont des exemples sont cités plus bas – ont été imposées aux écoles de manière incohérente, sans théorie, sans succès et sans but.

Cela a déséquilibré non seulement la conception de l’école, mais aussi la conception pédagogique des enseignants. Et les conséquences à différents niveaux le montrent: cela a affaibli la confiance dans l’institution et sa crédibilité. Et dans le débat autour des phénomènes superficiels, on oublie que ceux-ci ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il semble que la société ne sache plus ce que la pratique pédagogique sur le terrain peut et doit accomplir. On lui en demande beaucoup trop et en même temps, elle est constamment critiquée. Elle doit donc tout régler et en même temps, on ne lui fait pas confiance. On pédagogise la société, on exige l’apprentissage tout au long de la vie, mais dans les écoles, la pédagogie disparaît, l’enfant doit décider lui-même, choisir lui-même, s’organiser lui-même, apprendre de manière autonome, l’enseignant ne jouant plus qu’un rôle de coach et d’observateur.

Les enfants ont besoin d'être guidés par des enseignants qui prennent leurs
responsabilités – pas par des coachs. (Photo keystone)

Les nouveautés étrangères à la pratique

Le Plan d’études 21 et ses innombrables compétences ont été inventés; de nouveaux concepts méthodologiques et didactiques ont été élaborés, déléguant toujours plus de responsabilités aux élèves, parce que l’ancienne génération pense que la jeune sait mieux faire.

Parallèlement, l’ancienne se dérobe ainsi à ses responsabilités; on a poussé à l’intégration de tous les enfants sans tenir compte du fait qu’il y a des enfants qui ont besoin d’un enseignement spécifique adapté à leurs capacités pour pouvoir participer plus tard à la société; on a introduit le français précoce sans tenir compte du fait qu’apprendre une langue étrangère tôt n’est pas toujours mieux, mais que l’apprentissage de la nouveauté doit toujours se faire dans un contexte adapté à l’âge pour qu’il puisse réussir; l’école a été inondée d’appareils numériques pour la préparer à la numérisation, quoi que cela puisse signifier, sans tenir compte du fait que l’apprentissage et l’enseignement sont une affaire fondamentalement personnelle et que l’utilisation d’outils techniques n’est pas une pratique pédagogique en soi.

L’impact des nouveautés

On peut rétorquer que tout cela n’est que des interventions de surface, mais celles-ci ont touché l’école au cœur, car elles ont entraîné une transformation fondamentale de la pratique pédagogique.

Les innombrables compétences du Plan d’études 21, par leur superficialité, conduisent précisément à ce que tout l’essentiel ne soit plus qu’effleuré; le temps manque pour l’étude approfondie, pour la compréhension, pour l’exercice. On essaie frénétiquement et à bout de souffle d’appliquer d’une manière ou d’une autre ces formulations de savoir-faire. Et comme les enseignants atteignent ici leurs limites, les formulations de compétences sont tout simplement transmises aux élèves, accompagnées des missions et des dossiers correspondants.

Les concepts méthodologiques et didactiques poussent à l’individualisation de l’enseignement dans différentes variations, la classe en tant qu’ensemble perd toute importance, car il faut tenir compte des capacités et des besoins de chacun individuellement; l’approche commune, dont dépend l’enseignement collectif tel qu’il devrait avoir lieu à l’école, est discréditée en tant qu’«enseignement frontal» et opposée au principe de l’individualisation en tant que principe directeur de l’enseignement.

L’école intégrative est une école pour de moins en moins d’élèves

L’école dite intégrative a réalisé exactement le contraire de son intention: jamais autant d’enfants n’ont eu ce que l’on appelle un besoin de soutien, jamais autant de diagnostics n’ont été posés, jamais autant de mesures renforcées n’ont été financées, jamais autant de thérapies n’ont été menées dans les écoles et jamais autant de critiques n’ont été émises sur le fait que les enseignants atteignent leurs limites en raison de l’augmentation des élèves présentant des troubles du comportement. L’école intégrative n’est pas une école pour tous, mais une école pour de moins en moins d’élèves, car ils sont de plus en plus nombreux à avoir besoin de soutien pour y réussir.

Il était prévisible que le français précoce échouerait, car le concept du bain linguistique pendant deux à trois leçons par semaine n’est ni justifiable ni compréhensible. Mais c’est aussi dans l’air du temps que l’expérimentation est le moyen choisi et que l’argument préalable n’a aucune chance. Le fait que plusieurs millions soient partis en fumée avec ce concept, que la place du français en tant que langue nationale ait été encore davantage affaiblie, que les enfants aient passé d’innombrables leçons dans un enseignement inefficace, cela a été tout simplement accepté.

La turbo-numérisation n’a pas augmenté le succès de l’apprentissage, bien au contraire. Il est empiriquement prouvé que la lecture à l’écran est plus superficielle que dans les livres, que le vocabulaire se réduit et que la capacité à produire des textes diminue à mesure que les médias numériques sont utilisés, que l’écriture manuelle est supérieure à l’écriture avec des terminaux numériques. Sans compter que l’utilisation extensive des appareils numériques à l’école a pour conséquence que les interactions sociales diminuent, que chacun est de plus en plus préoccupé par son seul appareil, que l’enseignant disparaît derrière les écrans et que le savoir doit être cherché quelque part dans les sphères, bref: l’école, en tant que lieu où des personnes mûres forment les jeunes, se trouve dans un état tragique, car les appareils semblent faire mieux.

Le débat des superficialités

Les effets problématiques des réformes superficielles, désormais visibles, donnent lieu à des débats publics dans lesquels tout le monde s’exprime, tout le monde s’énerve, tout le monde critique, tout le monde peut tout savoir mieux que les autres. Ils conduisent à des discours superficiels et passent ainsi d’une part à côté de la problématique fondamentale d’un éventuel échec de l’école publique et, d’autre part, ils ne rendent pas justice à la complexité de la mission sociale confiée à l’école, à la pratique pédagogique et à ses contradictions. On parle de ces phénomènes d’échec qui sont désormais visibles, sans s’interroger sur leurs véritables causes.

Un Plan d’études qui formule le savoir-faire oublie que celui-ci ne peut pas être simplement fabriqué et qu’il exclut fondamentalement que l’éducation soit bien plus que ce qui peut être exploité. Une formulation finale des compétences exclut la curiosité, l’enthousiasme, la volonté de comprendre et tout ce qui est beau, mais peut-être pas directement exploitable. En outre, elle prétend qu’il existe des instances qui savent exactement ce qu’il faut savoir. Elles privent la pratique pédagogique de son sens, qui va bien au-delà de la transmission de ce qui est immédiatement considéré comme utile. Et c’est ainsi que nous discutons de la formulation et du nombre de compétences plutôt que de l’apprentissage collectif dans le but de s’approprier un peu plus le monde et de pouvoir ainsi s’impliquer.

Les formes d’enseignement individualisées doivent répondre aux besoins d’apprentissage de chaque enfant, chaque enfant doit être perçu comme un individu et avoir le droit d’être lui-même, son niveau d’apprentissage actuel doit être évalué et des offres d’apprentissage spécifiques et adaptées doivent être mises à sa disposition, ou il doit pouvoir choisir lui-même ce qu’il souhaite apprendre parmi une large offre dans un paysage d’apprentissage.

Ce faisant, le monde des adultes se dérobe à sa responsabilité vis-à-vis de la prochaine génération et la laisse de plus en plus seule et livrée à elle-même. L’accent est de moins en moins mis sur l’instruction et l’intervention, mais plutôt sur l’observation, l’évaluation et l’expertise. Cela signifie que les attentes restent les mêmes, mais qu’elles ne sont plus communiquées directement, mais que les élèves doivent les découvrir eux-mêmes, ce qui est nettement plus difficile.

Nous, les êtres humains, sommes des êtres sociaux et vivons dans un monde divisé. Ce ne sont pas les débats sur la manière dont l’école pourrait répondre davantage aux besoins de chaque enfant qui mènent au but, mais la réflexion sur le fait que nous sommes des êtres sociaux. C’est précisément à l’école que nous pouvons apprendre cette pratique exigeante qui veut que, même si nous sommes tous différents, nous partagions le monde et que nous devions toujours renégocier la manière dont nous voulons vivre ensemble.

Nous parlons des moyens financiers supplémentaires et des offres thérapeutiques supplémentaires qui nous permettront de sauver l’école intégrative, au lieu de parler du fait qu’il y a quelques enfants pour lesquels l’école ordinaire ne peut pas offrir le setting approprié, parce qu’elle ne répond pas à leurs besoins spécifiques. Nous créons des situations d’enseignement qui, avec leur complexité croissante, l’agitation grandissante et le nombre croissant d’enseignants et de spécialistes, posent à un nombre croissant d’enfants des défis qu’ils ne peuvent plus surmonter.

Les problèmes de concentration et d’apprentissage ainsi que les troubles du comportement augmentent. On justifie alors cette situation par des changements sociétaux, même si les problèmes sont immanents au système. Nous allons effectivement jusqu’à désigner un nombre toujours plus grand d’enfants et d’adolescents comme nécessitant un soutien et une thérapie, au lieu de parler de la façon dont nous laissons les élèves se débrouiller seuls, car ils peuvent même choisir leurs objectifs d’apprentissage, tout en sachant que des attentes cachées les guettent partout.

Bien que la numérisation soit un terme très flou, cette idée et les budgets de plusieurs millions alloués à cet effet dans les écoles ont conduit à l’utilisation croissante de terminaux numériques. Actuellement, le débat porte sur la question de savoir si l’IA et ChatGPT sont un danger, une révolution ou une bénédiction pour les écoles.

Elles doivent pouvoir créer des programmes d’apprentissage personnalisés, déterminer les besoins de soutien des élèves et les aider dans leur apprentissage. Mais nous devrions débattre publiquement de la question de savoir si nous, en tant qu’êtres humains qui transmettons le savoir dans nos têtes aux têtes de la prochaine génération, enrichi de notre enthousiasme et de nos expériences, dans une relation pédagogique basée sur la confiance, l’assurance, l’imposition et une attente parfois contrefactuellement positive, voulons vraiment déléguer cette tâche aux machines.

Ce sur quoi nous devrions en fait débattre

Ces remarques visent à montrer que les réformes superficielles des dernières décennies et les impositions excessives faites à l’école ainsi que les débats publics superficiels qui les ont accompagnées ont irrité et déstabilisé la pratique pédagogique et l’école en tant qu’institution essentielle d’une démocratie.

L’école, lieu de contradictions, d’échecs possibles, d’élargissement des horizons, de relations pédagogiques personnelles, d’enthousiasme et d’ennui, d’apprentissage collectif, d’approches du monde ainsi que d’amitiés et de disputes, est une institution extrêmement complexe. Elle dépend d’une conception pédagogique qui justifie, du moins en partie, son sens.

C’est la partie invisible, mais vitale, de l’iceberg, dont nous ne débattons pas. Si nous ne nous en occupons pas, mais seulement des superficialités visibles au-dessus du niveau de la mer, que chacun perçoit, interprète et critique selon sa perspective individuelle, il est possible que la partie invisible ait un jour fondu sans que nous nous en rendions compte. Et nous nous demanderons pourquoi l’école publique aura disparu, au plus tard lorsque plus personne n’y enseignera.

* Christine Staehelin, enseignante en école primaire, membre du Conseil de la formation et candidate au Conseil national des Vert’libéraux de Bâle.

Source: https://condorcet.ch/2023/09/man-kratzt-an-der-oberflaeche-und-erreicht-das-gegenteil/, 21 septembre 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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