Les recherches journalistiques sont chronophages

Christian Müller
(photo infosperber)

Dans l'«affaire Navalny», de nombreux médias travaillent de façon simpliste – marche à suivre pour obtenir plus d'informations

par Christian Müller

(21 mars 2021)  Le samedi 13 février 2021, Andreas Rüesch, chef de la rubrique Russie de la «Neue Zürcher Zeitung», a publié un éditorial sur la Russie1 en première page du journal. Le sujet traitait de l'avenir de Navalny et de Poutine. Dans son texte, les mots «opposition» et «opposants» apparaissent plusieurs fois, mais – intentionnellement ou par négligence – Rüesch s'est abstenu de dire en quoi consiste réellement cette opposition en Russie.

Nous savons tous que Navalny s’oppose à Poutine. Mais que représente Navalny? Quel est le programme politique de ce critique de Poutine, appelant à participer à des manifestations en pleine pandémie de covid-19 et malgré toutes les interdictions de rassemblements liées à la covid? Et qui sont ses soutiens? A-t-il la légitimité d’être considéré comme un héros de la liberté par les pays occidentaux?

Depuis le 20 août 2020, on nous affirme que Navalny a été empoisonné. Depuis, plusieurs mois se sont écoulés. Et pourtant, il est toujours et encore traité comme s'il était le «seul» représentant de l’opposition en Russie. L'émission d’info «Echo der Zeit» de la Radio suisse alémanique SRF, comptant parmi les meilleures que l'on puisse «consommer» en matière d'informations internationales, a récemment laissé échapper pour la première fois, le 16 février, dans un bref récit sur les provinces russes,2 que Navalny n'était pas «le» représentant de l'opposition, mais qu'au contraire, il était clairement rejeté par certaines factions de l'opposition – et cela à juste titre.

Où trouver des informations indépendantes?

Les médias occidentaux favorables à l'OTAN ont réussi à ancrer auprès de larges pans de la population l’idée qu’il n'existe dans les médias russes qu'une seule et unique opinion dictée par le Kremlin, en une – supposée – «vérité générale». Toutes informations provenant de Russie sont donc a priori considérées comme de la propagande, et donc comme fausses. Quiconque comprend et parle le russe sait naturellement que cela ne correspond pas à la réalité. Et quand même, les informations provenant de Russie sont généralement considérées comme peu fiables et peuvent donc difficilement être exploitées pour les recherches des journalistes occidentaux. Où donc obtenir des informations complémentaires?

Le 30 janvier, le site Web Infosperber.ch a souligné que Mark Episkopos, un collaborateur du magazine politique américain (conservateur) «The National Interest», a soigneusement examiné3 la question et a souligné que Navalny n'était pas à tous égards la figure de l'opposition que l'Occident devait soutenir, car au cours des dernières années, il a soutenu des groupes politiques ne représentant nullement les valeurs occidentales. Puisque Mark Episkopos n'est certainement pas un ami des Russes, ses observations méritent d'être prises en considération.

Quelques exemples supplémentaires

Le magazine «Jacobin» a publié une analyse très intéressante et instructive: «Comment un nationaliste russe nommé Alexeï Navalny est devenu un héros libéral»,4 écrite par l'opposant russe Alexeï Sakhnine. Dans ce document, l'activiste de gauche souligne que Navalny ne représente en aucun cas les intérêts de la grande majorité de la population russe, mais se bat simplement pour les intérêts d'une autre «élite».

Quiconque désire en savoir davantage sur Navalny et son programme continue ses recherches et trouve sur le site «Natylie's Place: Understanding Russia»5 une conversation d'une heure entre un journaliste américain et ce même Alexeï Sakhnine à Moscou et, en outre, avec une Russe vivant à New York, Katya Kazbek, une journaliste qui dirige à son tour un site Web intéressant.6 Et une fois de plus, on obtient de nouvelles informations passionnantes sur Navalny et quelques réponses au sujet de son réel programme et des intérêts qu’il représente en réalité. (Natylie Baldwin vaut souvent la peine d'être lue, voici sa biographie.7) La vidéo de cette conversation peut être visionnée ici.8

Sur une autre plateforme,9 Katya Kazbek déclare littéralement:

«Il convient de souligner que l’avis de la grande majorité des Russes concernant l'attaque au poison et ses conséquences diffère nettement – selon les récents sondages – de la manière dont elles sont présentées dans la presse occidentale: alors que Navalny reste énigmatique pour de nombreuses personnes et que beaucoup restent neutres, les gens sont généralement plus prudents et méfiants à son égard qu'ils ne le sont à l'égard du gouvernement russe ou même de Poutine. La popularité de Navalny s'est quelque peu accrue à la suite de l'attaque présumée au poison […]. Mais elle reste toujours à la traîne par rapport à celle de Poutine et même de Vladimir Jirinovski, le leader du LDPR d'extrême droite.»

Katya Kazbek ailleurs:

«A l'époque, Navalny se déclarait ouvertement nationaliste et participait à des rassemblements de cette mouvance. Il a débuté au sein du parti social-libéral russe Iabloko, mais a été expulsé en raison de ses opinions nationalistes. Puis il a fondé son mouvement «Le Peuple», s'opposant à l'immigration clandestine, et a enregistré des vidéos ouvertement xénophobes dans lesquelles il compare les gens du Caucase du Sud à des trous de dents et les migrants à des cafards: l'une de ces vidéos est toujours sur sa chaîne YouTube vérifiée».10

Ou ailleurs:

«Au fond, il adapte sa politique à tout ce qui lui semble opportun, mais même cela ne semble pas aider suffisamment sa cause. Il n'est pas assez nazi pour l'ultra-droite, il est trop à droite pour les gauchistes, il effraie certains libéraux avec sa position pro-armes et sa position incertaine concernant la Crimée – deux sujets importants pour les libéraux. Il semble uniquement avoir le soutien total de ceux voulant absolument faire disparaître le gouvernement de Poutine sans se soucier réellement de ses opinions ou de sa politique».

Pour quiconque s'intéresse plus particulièrement aux relations américano-russes, la plateforme usrussiaaccord.com11 propose quotidiennement de nouveaux reportages, des commentaires et des vidéos provenant d'une grande variété de médias américains sur ce même sujet, dont la plupart sont ainsi accessibles sans abonnement payant.

Un producteur de films israélien a noté autre chose

Si un journaliste est en quête d'informations sur une situation géopolitique précise ou sur une personne en particulier, il lui sera souvent utile de vérifier les sources israéliennes pour obtenir d'autres perspectives. Sur Haaretz, par exemple, on trouve l’article d'un cinéaste12 qui voulait faire un portrait actualisé de Navalny. Quelques petites remarques sur la personnalité de Navalny:

«Malgré ces images montrant le côté humain de Navalny, l'impression qui subsiste est celle d'un caractère un peu ‹téflon›, d'un homme qui ne manque jamais une occasion de faire un selfie avec ses adeptes et ses admirateurs, mais qui préfère utiliser son portable lorsque ces derniers lui expriment leurs douleurs et leurs espoirs. […] Cette impression s’explique probablement par le fait qu'il n'a pas permis à l'équipe du film de percer la couche extérieure de la campagne avec des rencontres dans des situations intimes – avec sa famille, ses amis ou dans des moments de réflexion personnelle. Le documentaire laisse les spectateurs se demander si le problème de communication de Navalny ne reflète pas un problème plus profond, un problème personnel.»

Des informations complémentaires en allemand existent également

Il existe également des informations supplémentaires sur Navalny en allemand – si on les cherche. Sur le site web Anti-Spiegel,13 par exemple, l'Allemand Thomas Röper, qui vit depuis longtemps en Russie, lutte principalement contre les positions totalement partiales du magazine «Der Spiegel». Röper procède généralement en détaillant les événements de manière concrète. Ainsi, on apprend des choses sur Navalny qu’on ne lit guère dans les autres médias de langue allemande. Par exemple, comment Navalny s'est défendu au tribunal après avoir été poursuivi pour diffamation par un vétéran de 94 ans. Dans une vidéo, Navalny l'avait traité de «traître» et de «lèche-cul». Un article valant également la peine d'être lu.14

Les analyses quotidiennes de la plate-forme allemande «German-Foreign-Policy»15 au sujet de Navalny et de l'opposition en Russie sont des lectures tout aussi intéressantes, que l’on peut lire ici.16

Qu’en est-il des informations provenant de Russie?

Et si l'on examine finalement, malgré tous les doutes, ce que les médias russes disent de Navalny, on constate – outre ses transferts d’argent liquide et ses appels à manifester malgré les interdictions de rassemblement liées à la covid-19 – qu'il y a au moins deux points qui ne sont par ailleurs guère mentionnés. Parmi ces informations, il y a celle selon laquelle Navalny a obtenu de grosses sommes d'argent – probablement de l'intérieur du pays et de l'étranger – sous forme de bitcoin, ce qui rend impossible de connaître leur provenance. Des paiements en bitcoin dont l'origine reste inconnue? Infosperber s’est renseigné auprès d’une société suisse active dans le domaine des cryptomonnaies et au Département des Finances à Berne. Les deux organismes ont montré peu de plaisir à cette demande des médias, mais tous deux ont finalement confirmé que même s'il n'est pas permis d'envoyer des bitcoins anonymement, par exemple depuis la Suisse, c'est techniquement possible. Pourquoi Navalny est-t-il célébré dans les médias occidentaux sans qu'on lui demande d'où vient son argent? Aux Etats-Unis, par exemple, les paiements à un parti doivent être transparents.

Et finalement, encore un autre point qu’on ne trouve que sur les plateformes russes: la très réputée revue médicale britannique «The Lancet»17 a eu l'occasion de prendre connaissance des résultats des analyses sanguines de Navalny après son arrivée à la clinique berlinoise «Charité». Et qu’est-ce qu’on y apprend? Les médecins de la «Charité» n’avaient encore rien trouvé indiquant de façon convaincante un empoisonnement. Ce n'est que deux semaines plus tard que le laboratoire de la Bundeswehr allemande – affiliée à l'OTAN – a découvert la substance toxique Novitchok. Quiconque s’est déjà un peu penché sur les méthodes des services de renseignement, par exemple de la CIA,18 sait que ces services sont capables de faire à peu près tout ce qui peut nuire à un ennemi. Alors une question se pose: si l'on juge les services de renseignement russes capables de vouloir empoisonner Navalny (ou du moins d’essayer), est-il réellement impensable qu’un service de renseignements occidental trouve du Novitchok là où cette «trouvaille» lui permet de frapper son ennemi intime – dans l'esprit de la guerre hybride moderne – de manière particulièrement dure? Le Novitchok est un poison qui a été développé à l'époque soviétique pour des tueries de masse, mais il ne convient pas du tout pour tuer une seule personne. Ce poison a cependant l'«avantage» de n'être, en termes d'image, associé qu’à la Russie, donc l'empoisonnement au Novitchok suggère automatiquement des empoisonneurs russes. (Infosperber a également lu le rapport dans «The Lancet»19 [il n'est entièrement accessible qu'aux utilisateurs enregistrés.] L’espace de deux semaines entre les deux tests sanguins y est confirmé.)

Qui est Navalny? Quel est son programme? Par qui est-il soutenu?

Il n'y a pas de réponse courte et «vraie» à ces questions. Mais il y a une quintessence à tirer des informations citées ci-dessus et des autres informations provenant d'une grande variété de sources concernant cet homme: Navalny n'est pas «le» représentant de l’opposition, car il n’existe pas» d’opposition russe «unique». Navalny désire avant tout gagner lui-même du pouvoir. Pour ce faire, il accepte tout soutien, public et secret, de la gauche et de la droite. Ce qu'il ferait en réalité s'il gagnait le pouvoir est absolument inconnu – et apparemment d’aucun intérêt pour la plupart des gouvernements et des médias occidentaux. La plupart des rédactions ne tentent même pas d'en savoir plus sur cet homme. Il leur suffit de savoir – et naturellement d'écrire – que Navalny s'oppose à Poutine et qu'il doit donc être soutenu, voire vénéré, d'un point de vue occidental.

C'est dire à quel point le journalisme actuel est devenu simpliste. En témoigne Andreas Rüesch dans la Une de la Neue Zürcher Zeitung du 13 février.

Il y a une petite excuse

Au crédit des journalistes et des rédacteurs en chef, depuis que les recettes publicitaires des médias classiques se sont effondrées de façon spectaculaire en raison de la publicité sur Internet, on fusionne de plus en plus de rédactions pour réduire les frais et donc le personnel. Les journalistes n'ont plus guère le temps de faire des recherches approfondies. Seuls les journalistes étant déjà à la retraite et pouvant librement prendre le temps de les faire peuvent se le permettre.

Source: www.infosperber.ch, 21/2/2021
(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.nzz.ch/meinung/russland-wandelt-sich-zur-offenen-diktatur-trotzdem-laeuft-es-fuer-den-kreml-nicht-nach-wunsch-ld.1601439

2 https://www.srf.ch/news/international/russland-auch-in-der-provinz-wird-protestiert-aber-nicht-wegen-nawalny

3 https://www.infosperber.ch/politik/welt/verbindet-sich-der-westen-die-falschen-finger/

4 https://jacobinmag.com/2021/01/alexei-navalny-russia-protests-putin

5 http://natyliesbaldwin.com/2021/02/the-grayzone-discusses-navalny-with-russian-russian-american-leftists/

6 https://www.katyakazbek.com/

7 http://natyliesbaldwin.com/about-2/

8 https://www.youtube.com/watch?v=UJX9pmr1I3E&feature=emb_title

9 https://roycekurmelovs.substack.com/p/whoisnavalny

10 https://twitter.com/MarkAmesExiled/status/1354052162570117121

11 http://usrussiaaccord.com/

12 https://www.haaretz.com/world-news/.premium.MAGAZINE-deciphering-the-alexei-navalny-enigma-1.9200191

13 https://www.anti-spiegel.ru/ueber-anti-spiegel/

14 https://www.anti-spiegel.ru/2021/dritter-verhandlungstag-gegen-navalny-und-was-der-spiegel-daraus-macht/

15 https://www.german-foreign-policy.com/

16 https://www.german-foreign-policy.com/news/detail/8527/

17 https://de.wikipedia.org/wiki/The_Lancet

18 https://www.infosperber.ch/freiheit-recht/menschenrechte/so-versuchte-chefvergifter-sidney-gottlieb-menschen-zu-steuern/

19 https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32644-1/fulltext

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