«Oppenheimer» et l’ABC de l’apocalypse atomique

Scott Ritter. (Photo David Shankbone,
wikipedia)

par Scott Ritter*, Etats-Unis

(15 août 2023) J’ai regardé le film «Oppenheimer» de Christopher Nolan pour évaluer la naissance de l’Amérique atomique, mise en scène comme seul Hollywood peut le faire. Je suis sorti de la salle en reconnaissant que le film avait réussi à présenter le protagoniste, J. Robert Oppenheimer, comme un compagnon de route dans cette aventure qu’est la vie.

Dans le rôle de l’acteur irlandais Cillian Murphy, Oppenheimer était accessible à tous ceux qui ont été confrontés aux défis de la vie et aux efforts imparfaits que nous déployons pour les relever. Le fait que les défis d’Oppenheimer aient été d’une portée et d’une échelle inimaginables pour la plupart des gens n’a pas d’importance – le public s’est senti concerné par l’homme, pas par le mythe, et c’est pour cette raison que le film est un grand succès.

La bombe n’était que du tape-à-l’œil, sans substance

En revanche, le film peine dans sa description presque ennuyée de la banalité de la bombe qui sert de pièce maîtresse à la créativité d’Oppenheimer. Même si j’ai appris à apprécier l’homme qu’était Oppenheimer, j’avais très envie de quitter le cinéma en ayant une peur mortelle de l’arme qu’il a contribué à créer.

C’est là que le film échoue: la bombe n’était que du tape-à-l’œil, sans substance. La scène d’ouverture de «Il faut sauver le soldat Ryan» résonne toujours et encore en moi; rien de la création d’Oppenheimer ne m’est resté en tête une fois le générique du film déroulé. C’est la «superbombe» d’Edward Teller – la bombe à hydrogène – qui a suscité l’effroi des spectateurs, une bombe dont la puissance destructrice était symbolisée sur une carte, à l’aide d’un compas à dessin qui traçait des cercles autour des principales villes du monde, montrant la circonférence de la portée mortelle de la «superbombe».

Je n’ai pas ressenti cette peur en contemplant la création d’Oppenheimer.

Le fait que le «gadget» d’Oppenheimer soit la cause d’un chaos calamiteux ne résonne jamais. Oppenheimer a lutté, tant dans sa vie qu’à l’écran, pour obliger ceux avec qui il partageait le secret de la mort nucléaire à comprendre la nécessité absolue de remettre le génie atomique dans sa bouteille.

Oppenheimer, qui a contribué à libérer cette terrible puissance, a compris le péché mortel que lui et ses collègues scientifiques avaient commis. Conçu pour vaincre les forces de l’Allemagne nazie, le «gadget» d’Oppenheimer a été mis au point pour intimider l’Union soviétique – soi-disant notre alliée en temps de guerre – aux dépens des Japonais, qui étaient prêts à se rendre mais devaient d’abord être cités en exemple.

Il fut un temps où l’on craignait la bombe atomique

Cette absence de destruction directement liée à l’arme d’Oppenheimer diminue l’impact des remords qu’il éprouvera plus tard pour lui avoir insufflé la vie. En outre, il est difficile d’utiliser le film de Nolan comme fondement du rêve d’Oppenheimer de bannir la puissance destructrice de la fission et de la fusion nucléaires de l’arsenal de l’humanité, en limitant son utilité à la production d’énergie – c’est tout simplement un rêve.

Il fut un temps où l’humanité craignait l’immédiateté de son anéantissement nucléaire. Les enfants ont grandi en apprenant à «s’abriter», alors que les adultes ont appris à préférer la détente

à la confrontation, supportant des décennies de guerre froide parce qu’ils craignaient les conséquences du feu nucléaire qui se déclencherait si le conflit entre les superpuissances concurrentes s’envenimait.

Les générations d’aujourd’hui ont oublié les échos maléfiques d’un destin éternel qui tonnaient dans le désert d’Alamogordo un matin de juillet 1945; elles n’ont pas jeté de regards furtifs dans le ciel du soir pendant la crise des missiles de Cuba, se demandant si le soleil couchant serait le dernier qu’elles verraient ou si sa lumière mourante serait remplacée par une lumière éclatante comme si «des centaines de milliers de soleils s’élevaient en même temps dans le ciel», comme Krishna dans la «Gita de Baghava». «Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes», affirme Oppenheimer au moment où son gadget théorique s’est transformé en la réalité de la disparition collective de l’homme.

La production télévisée «Le jour d’après» de 1983 avait pour but
d'effrayer le peuple américain afin que le désarmement nucléaire
ne soit pas seulement souhaité, mais exigé, puis initié par
Ronald Reagan. (Photo mad)

L’humanité s’est-elle immunisée contre la mort de masse?

Renonçant à la finalité du destin dont elle a hérité, l’humanité s’est immunisée contre la mort de masse. Des gens meurent tous les jours, c’est vrai. Mais le monde ne craint plus l’imminence d’une mort nucléaire massive, c’est-à-dire la fin de toute vie telle que nous la connaissons.

Une telle réalité dépasse l’imagination, parce que nous ne l’imaginons tout simplement plus, même si sa cause réside parmi nous, invisible parce que nous avons choisi d’être aveugles. Oppenheimer aurait pu être le film qui aide à arracher les œillères des occupants actuels de la planète Terre, les éveillant à la réalité du chemin vertigineux sur lequel nous marchons tous, au bord d’un abîme nucléaire dont il ne peut y avoir de salut.

Les bonnes grâces de Dieu ne peuvent sauver ceux qui refusent de se sauver eux-mêmes. L’orgueil démesuré de personnes dont les capacités intellectuelles se limitaient à découvrir les défauts des hommes afin de les détruire est bien illustré dans le film «Oppenheimer». Les conséquences de leurs actions ne le sont pas.

De leur catalogage mesquin de la fragilité humaine est né le développement d’un programme d’armement nucléaire dont la portée et l'ampleur dépassent la capacité de compréhension de la plupart des Américains, tout comme son intention.

L’idée de faciliter le mécanisme de notre inévitable disparition – car si le génie nucléaire n’est pas remis dans sa bouteille, il sera à nouveau libéré – au nom de notre sécurité collective est un tour cruel joué par le gouvernement américain à ses citoyens.

Nous existons, semble-t-il, pour promulguer les moyens mêmes de notre destruction, pervertissant ainsi le but pour lequel nous avons été mis au monde, à savoir la perpétuation de l’existence de notre espèce.

J’en suis sorti déçu

Espérer, impuissant, que l’humanité se réveillera collectivement est une entreprise insensée. J’ai regardé «Oppenheimer» dans le vain espoir que ce film serait le vecteur de la transmission du type de compréhension qui se produit lorsque l’on est ramené au bord du désastre. J’en suis sorti déçu, car le film n’a pas tenu ses promesses à cet égard.

Le fait que j’attende une telle révélation de l’art théâtral n’était pas exagéré – après tout, c’est «Le jour d’après» de la chaîne américaine ABC qui a contribué à modifier la façon de penser du président Ronald Reagan en 1983, le propulsant sur une voie qui a conduit à l’amorce du désarmement nucléaire entre les Etats-Unis et l’Union soviétique.

Mais c’était précisément l’objectif de «Le jour d’après»: effrayer le peuple américain pour qu’il se réveille et que le désarmement nucléaire ne soit pas seulement souhaité, mais exigé. «Oppenheimer», malheureusement, a été créé pour divertir. Il y est parvenu. Mais en tant que véhicule pour le salut de l’humanité, il est loin d’avoir atteint son but.

«Le jour d'après» a eu plus d'impact

Alors que j’imagine la fin inévitable de tout ce pour quoi je me suis battu, la rage m’envahit pour ce que je suis devenu – un combattant de la paix vaincu, attendant qu’une cavalerie invisible (et sans protection) vienne à son secours.

«Le Jour d’après» n'a pas été créé dans le vide – il a été diffusé près d'un an et demi après un rassemblement massif d'un million d'Américains à Central Park, à New York, qui ont manifesté en faveur du désarmement nucléaire et du contrôle des armements.

Les actions et les voix de cette multitude d'Américains ont habilité ABC à produire «Le jour d'après» et ont libéré politiquement Ronald Reagan, lui permettant de mener l'Amérique sur la voie du désarmement nucléaire. Oppenheimer ne peut pas changer le monde dans lequel nous vivons de sa propre initiative. Seuls nous, les humains, pouvons le faire.

6 août – lancement de la bombe atomique sur Hiroshima

J’implore donc tous ceux qui lisent cet article de se joindre à moi à New York le 6 août pour la joyeuse juxtaposition de la connaissance sur la peur, de la vie sur la mort et de l'autodétermination sur le fatalisme.

Prenons notre avenir en main en exigeant aujourd’hui ce que J. Robert Oppenheimer recherchait il y a tant d’années: le retour du génie nucléaire dans sa bouteille. Le 6 août marque le 78e anniversaire de la destruction de la ville japonaise d’Hiroshima par l’un des «gadgets» d’Oppenheimer.

Aidez-moi, ainsi que mes collègues orateurs et participants, à donner de la pertinence à ce moment, à réveiller la peur qui devrait exister dans les entrailles de tous ceux qui ont un cerveau au sujet des dangers que représentent les armes nucléaires, et à raviver l’espoir dans le cœur de l’humanité quant à la nécessité absolue de se débarrasser de ces horribles engins avant qu’il ne soit trop tard.

* Scott Ritter, né en 1961, est un auteur et un ancien officier de renseignement du Corps des Marines des Etats-Unis et inspecteur en désarmement des Nations Unies. Il a été analyste militaire junior pendant l'opération Tempête du désert, puis membre de la Commission spéciale des Nations Unies (UNSCOM) chargée de superviser le désarmement des armes de destruction massive en Irak de 1991 à 1998. Son dernier livre est intitulé Disarmament in the Time of Perestroika et a été publié par Clarity Press en 2022.

Source: https://www.scottritterextra.com/p/oppenheimer-and-the-abcs-of-the-apocalypse, 29 juillet 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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