La guerre froide revisitée: des missiles américains menacent Moscou depuis l'Allemagne

Wolfgang Effenberger
(photo ma)

par Wolfgang Effenberger*

(10 décembre 2021) Après le putsch orchestré par l'Occident à Kiev fin février 2014, le pamphlet 525-3-1 «Win in a Complex World: 2020–2040» de l'«U.S. Army Training and Doctrine Command» (TRADOC) a été adopté en octobre 2014.

Durant cette période, les forces armées américaines devront en priorité réduire la menace que représentent la Russie et la Chine. Depuis l’adoption de ce pamphlet, les manœuvres des Etats-Unis et de l’OTAN aux portes de la Russie n'ont pas cessé.

Le 8 novembre 2021, le 56e Commandement d'artillerie américain a été réactivé pour la première fois depuis la fin de la guerre froide. Il s’agit d’une grande unité de l'armée américaine basée en Allemagne dans le district de Mainz-Kastel de la ville de Wiesbaden et placée sous les ordres d'un général deux étoiles.Le commandant, le major général Stephen Maranian, a déclaré le 3 novembre 2021: «La réactivation du 56e Commandement d'artillerie attribuera aux forces américaines en Europe et en Afrique des moyens importants pour les opérations multidomaines. [...] Il permettra en outre la synchronisation des tirs et des actions interarmées et multinationales, ainsi que le déploiement des futurs tirs sol-sol à longue portée».1

Le 10 novembre 2021, le journal britannique «The Sun» a évoqué, dans un article intitulé «Dark Eagle has Landed», une unité nucléaire américaine équipée de missiles hypersoniques à longue portée de type «Dark Eagle» en Allemagne, réactivée pour la première fois depuis la guerre froide.

Les Etats-Unis activent une unité nucléaire en Allemagne.
(Capture d'écran via The Sun)2

Selon l'armée américaine, les Opérations multidomaines (OMD) doivent permettre aux forces interarmées [armée de terre, marine, armée de l'air, infanterie de marine et forces spatiales] «de se mesurer avec succès à un adversaire presque équivalent capable d'attaquer les Etats-Unis dans tous les domaines [air, terre, mer, espace et cyberespace], tant dans un contexte de rivalité que lors d’un conflit armé».3

Le concept décrit en outre comment les forces terrestres américaines, dans le cadre de l'équipe interarmées et multinationale, pourront dissuader et vaincre des adversaires hautement compétents et de niveau équivalent au cours de la période 2025–2050. Pour ce faire, les Opérations multidomaines doivent proposer aux commandants de nombreuses options «pour mener des opérations simultanées et successives en utilisant l'effet de surprise et l'intégration rapide et continue des moyens dans tous les domaines, afin de plonger l'adversaire dans de multiples dilemmes et de gagner ainsi des avantages physiques et psychologiques ainsi que de l'influence et du contrôle sur l'environnement opérationnel».4

Nous assistons aujourd'hui à un retour à l'une des phases les plus dangereuses de la guerre froide, lorsque la décision de réarmement a été prise au début des années 80 et que les missiles Pershing I, obsolètes, ont été remplacés par les Pershing II. L'augmentation de la portée de 800 à 1200 kilomètres ne paraissait pas dramatique pour le profane, mais elle l'était pour les spécialistes du Kremlin. En effet, les postes de commandement bunkérisés autour de Moscou pouvaient désormais être mis hors d'état de nuire en quelques minutes seulement. Le rêve de Reagan, une frappe oblitérante, était devenu réalité. A Washington, la vision «Victory is possible» hantait les couloirs du Capitole.

«L'OTAN a rompu de manière proactive toutes les initiatives de dialogue»

«Il faut tenir compte du fait que les partenaires occidentaux aggravent la situation en fournissant des armes modernes mortelles à Kiev et en menant des manœuvres militaires provocatrices en mer Noire – et pas seulement en mer Noire, mais aussi dans d'autres régions proches de nos frontières. En ce qui concerne la mer Noire, les récentes manœuvres se situent en dehors de certaines limites. Des bombardiers stratégiques ont volé à 20 kilomètres de nos frontières nationales. Ils portent des armes lourdes, comme vous le savez.
Nos relations avec l'OTAN évoluent de manière similaire, si ce n'est plus dramatique, en adoptant une attitude de confrontation marquée et en déplaçant activement son infrastructure militaire vers nos frontières. Je l'ai déjà mentionné. En outre, l'OTAN a rompu de manière proactive toutes les initiatives de dialogue. Nous réagirons de manière appropriée aux activités militaires de l'OTAN aux abords des frontières russes.»

Source: Vladimir Poutine le 19 novembre 2021. https://de.rt.com/kurzclips/127393-putin-bewaffnete-strategische-bomber/ (transcription de sa déclaration sur RT/Traduction de l’allemand «Point de vue Suisse»)

Colin Spencer Gray, stratège militaire anglo-américain et professeur de relations internationales et d'études stratégiques à l'Université de Reading, était un défenseur notable de la stratégie de guerre d'agression nucléaire. Son credo depuis 1980 était le suivant:

«Les dirigeants soviétiques ne seront impressionnés que par une stratégie de victoire américaine crédible. Une telle doctrine devrait prendre en considération la destruction de l'Etat soviétique. Les Etats-Unis devraient avoir pour objectif de vaincre l'Union soviétique, et ce à un prix qui n'empêcherait pas le rétablissement des Etats-Unis. Washington devrait poursuivre des buts militaires qui visent en fin de compte la destruction de l'autorité politique soviétique ainsi que l'émergence d'un ordre mondial compatible avec les valeurs occidentales.»5

Contre la volonté de la population et en dépit de toutes les protestations, le Bundestag a approuvé le 22 novembre 1983 le déploiement des missiles «Pershing II» et des missiles de croisière.6

En ces temps de covid-19 – ou est-ce du fait de la propagande belliciste permanente contre la Russie? –, la mise en place de systèmes de missiles menaçant Moscou, dangereuse surtout pour l'Allemagne, n’est guère évoquée.

Le 15 novembre 2021, quelques jours après le nouveau déploiement, le Premier ministre britannique Boris Johnson a mis en garde l'Allemagne, la France, l'Italie et d'autres gouvernements européens lors d'un banquet devant des dignitaires de la City de Londres:

«Nous espérons que nos amis [européens] se rendent compte qu'ils seront bientôt confrontés à un choix: soit s'injecter toujours plus d'hydrocarbures russes dans les veines par de nouveaux pipelines géants, soit s'engager en faveur de l'Ukraine et soutenir la cause de la paix et de la stabilité.»7

Boris Johnson n'a aucun scrupule à considérer le commerce du gaz de l'Europe avec la Russie comme une sale toxicomanie plutôt qu'un partenariat commercial mutuel. En toute logique, Johnson, qui compte le chef de guerre Winston Churchill parmi ses héros politiques, conseille à l'Europe de renoncer à la livraison de gaz naturel en provenance de Russie et de défendre plutôt l'Ukraine et la Pologne.

Dans ce contexte, il fait fièrement référence aux soldats britanniques construisant des clôtures de barbelés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie afin de stopper le flux de réfugiés en provenance de la Biélorussie, et présente cela, dans une novlangue orwellienne, comme un exemple de «défense de l'Europe». L'escalade militaire depuis le coup d'Etat orchestré par l'Occident en Ukraine s'est accélérée rapidement ces dernières années et se trouve aujourd'hui à un point culminant dangereux.

Espérons seulement que cette petite élite belliciste américano-britannique puisse encore être prise dans les rets. Il serait extrêmement tragique que la promesse solennelle, faite au nom des peuples dans le préambule de la Charte de l'ONU le 26 juin 1945 à San Francisco, de pratiquer la tolérance et de vivre ensemble en bon voisinage, finisse définitivement dans les poubelles de l'histoire.

Les Nations Unies de 1945, tout comme la Société des Nations de 1919, sont nées de la pensée stratégique des vainqueurs. Contrairement au traité de Westphalie de 1648, la volonté de paix et de réconciliation a fait défaut après les deux guerres mondiales. Il n'est donc pas étonnant que, plus d'un siècle plus tard, les blessures non cicatrisées de la Première Guerre mondiale se rouvrent partout et que les Etats-Unis poursuivent une géopolitique impériale mondiale, spécialement en Europe.

Le 3 février 2015, George Friedman, fondateur et directeur du groupe de réflexion privé américain, leader mondial dans le domaine de la géopolitique, STRATFOR (abréviation de Strategic Forecasting), a clairement expliqué cet objectif au monde entier:

«L'intérêt primaire des Etats-Unis, pour lequel nous menons des guerres depuis un siècle – Première et Seconde Guerres mondiales et Guerre froide8 – était les relations entre l'Allemagne et la Russie. Parce qu'unis, ils sont la seule puissance pouvant nous menacer, et notre intérêt a toujours été de nous assurer que cela ne se produise pas.»9

Dans ce contexte, la réactivation du 56e Commandement d'artillerie américain est logique et la menace que représente l'Allemagne pour la Russie est indéniable. Les conséquences d'une troisième guerre mondiale dépasseront de loin, pour l'Allemagne et la Russie, toutes les souffrances et la misère du XXe siècle.

Il est temps de former enfin une communauté internationale issue de la volonté de paix.

Cela ne sera possible que si les gens ne se laissent plus effrayer et commencent à tout remettre en question et à se débarrasser d'une culture du souvenir unilatérale qui est en réalité le paravent de l'oubli et une source d'apaisement.10 Je voudrais rappeler ici que Joseph [Joschka] Fischer avait justifié la guerre d'agression contre la Serbie, guerre entreprise en violation du droit international, par «Plus jamais Auschwitz!».

Sans mémoire historique fidèle, il ne peut y avoir de paix durable. Pour une coexistence pacifique des Etats européens au sein du Conseil de l'Europe, il faut mettre un terme aux plans impériaux d'une petite élite ploutocratique américano-britannique.

* Wolfgang Effenberger, né en 1946, est journaliste etvauteur de nombreux livres. Il publie en allemand. Voici trois de ses derniers ouvrages: «Wiederkehr der Hasardeure, Schattenstrategen, Kriegstreiber, stille Profiteure 1914 und heute», 2014; «Geo-Imperialismus. Die Zerstörung der Welt», 2016. Tout dernièrement est paru «Schwarzbuch EU & NATO», 2021 (https://zeitgeist-online.de/2013-11-30-00-57-32/1097-wolfgang-effenberger-schwarzbuch-eu-nato.html)1

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://www.janes.com/defence-news/news-detail/us-army-reactivates-56th-artillery-command-in-europe

2 https://www.thesun.co.uk/news/16695568/us-nuclear-germany-eagle-hypersonic-missiles-moscow/

3 https://sgp.fas.org/crs/natsec/IF11409.pdf

4 https://sgp.fas.org/crs/natsec/IF11409.pdf

5 Article de Gray. Victory is possible. Revue Foreign Policy numéro d'été 1980, p. 22.

6 https://www.spiegel.de/geschichte/25-jahre-proteste-gegen-nachruestung-a-947980.html

7 https://www.theguardian.com/politics/2021/nov/15/west-must-choose-between-russian-gas-and-supporting-ukraine-pm-warns

8 Cf. Wolfgang Effenberger. Das amerikanische Jahrhundert Die verborgenen Seiten des Kalten Krieges. Norderstedt 2011

9 The Chicago Council on Global Affairs. https://www.youtube.com/watch?v=QeLu_yyz3tc

10 Cf. Christian von Krockow. Einspruch gegen den Zeitgeist. Hambourg 2002, p. 32

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