Le rôle que joue l’Union européenne dans la guerre d’Ukraine risque de mettre en péril son avenir politique

Michael von der Schulenburg* et Hans-Joachim Funke**

(5 avril 2024) Pour l’Occident, la dégradation de la situation militaire en Ukraine et le retrait croissant des Etats-Unis ont fait naître une situation dans laquelle l’Union européenne est dorénavant appelée à contribuer activement à la résolution de ce conflit.

Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’UE aurait ainsi la possibilité, indépendamment des considérations géopolitiques des Etats-Unis, de prendre en main le destin de l’Europe dans une question aussi cruciale que la guerre et la paix sur le sol européen.

On serait en droit d’attendre qu’ici l’Union et ses membres, dans leur propre intérêt, corroborent le projet de paix européen, tel qu’elle était censée le représenter à sa création.

Effrayant à dire, mais il n’en est rien. Au contraire! Tandis qu’au sein de l’establishment politique américain, des appels aux négociations avec la Russie se précisent, les politiques de l’UE et presque tous ses Etats membres empruntent le chemin contraire et s’empêtrent dans des appels à la guerre de plus en plus assourdissants et des comportement bellicistes de plus en plus irrationnels et insensés. La possibilité d’une résolution diplomatique des problèmes dont découle le conflit n’a même pas l’heur d’être envisagée.

Le grand quotidien néerlandais NRC, qui était jusqu’à présent, tout comme les médias allemands établis, un partisan de la poursuite de la guerre, a publié il y a peu un article de mise en garde intitulé: «Comme un somnambule, les Pays-Bas dérapent vers une nouvelle guerre mondiale». Une telle mise en garde est assurément valable pour toute l’Union européenne. Une élite politique au sein de l’UE, imbue d’elle-même, serait-elle en train de risquer l’effondrement de l’Europe sur la base d’un sentiment de justice erroné?

Les Etats-Unis s’éloignent de la guerre en Ukraine

Le président Biden a commencé son discours sur l’état actuel de la nation en assurant à l’Ukraine, une fois de plus, son soutien inconditionnel. Seulement cette fois, ses paroles sonnaient creux, tandis qu’émergeaient deux autres remarques-clés dans son discours:

Il soulignait qu’en aucun cas il n’enverrait des soldats américains sur le sol ukrainien et que seule l’Ukraine pouvait stopper la Russie. Néanmoins, la manière dont l’Ukraine devait s’y prendre après deux ans d’une guerre qui a déjà fait payer un lourd tribut en vies humaines et en destruction du pays, Biden ne l’a pas évoquée, ni à quoi ressemblerait le soutien des Etats-Unis. Il est donc tout à fait compréhensible que la femme du président ukrainien ait refusé l’invitation du président Biden d’assister à son discours au Congrès. Les Ukrainiens – et en particulier le président Zelensky – doivent se sentir trahis par les Etats-Unis.

En effet, alors que les forces armées ukrainiennes doivent assumer de plus en plus de pertes, les Etats-Unis ont déjà suspendu en grande partie, depuis six mois, leur soutien financier et militaire pour l’Ukraine. Dans la Chambre des représentants des Etats-Unis, il n’y a plus de majorité pour. Pas plus que dans le budget d’urgence pour les six mois à venir, adopté presque au moment où Biden tenait son discours, dans lequel un soutien pour l’Ukraine ne fait l’objet d’aucune mention. Ce budget d’urgence couvrira le budget américain jusqu’à la veille des élections présidentielles, au cours desquelles, entretemps, il s’avère qu’un Donald Trump a les meilleurs atouts pour être réélu président des Etats-Unis. De tout ce que nous savons sur lui, il se pourrait qu’il passe par-dessus les têtes des Ukrainiens, mais également de celles des Européens pour aller négocier la fin de la guerre en Ukraine avec le président Poutine.

Et il ne s’agit pas uniquement de Trump, car dans l’establishment politique anti-Trump des Etats-Unis, on en est venu à considérer que cette guerre ne peut plus être gagnée par l’Ukraine et qu’elle ne peut déboucher que sur des négociations – sans conditions préalables – avec la Russie. Ainsi, le magazine influent en matière de politique extérieure, Foreign Affairs, vient de publier un éditorial de Samuel Charap (RAND Corporation) et Jeremy Shapiro (European Council on Foreign Relations) sous le titre prometteur «How to pave the way for diplomacy to end the war in Ukraine». En janvier déjà, Foreign Affairs avait publié un article de ce même Shapiro et Michael Kimmage intitulé «The Myths That Warp How America Sees Russia—and Vice Versa: How Mutual Misunderstanding Breeds Tension and Conflict».

Le Quincy Institut de Washington a fait paraître en février de cette année un article signé par George Beebe et Anatol Lieven intitulé «The diplomatic path to a secure Ukraine». Les auteurs y soulignent que des négociations en vue d’un cessez-le-feu seraient d’une extrême urgence pour l’Ukraine car «la guerre ne mènerait aucunement à une impasse stable sur le front, mais à un effondrement de l’Ukraine».

Déjà au cours de l’année dernière, Richard Haass (à l’époque encore président du US Council on Foreign Relations) et Charles Kupchan, l’un des plus influents conseillers américains en politique extérieure du gouvernement, avaient appelé dans leur article «The West needs a new strategy for Ukraine: from the battlefield to the negotiating table» à trouver une résolution du conflit par le biais des négociations. L’année dernière également, le général Mark Milley, alors encore en poste comme chef d’état-major général de toutes les forces armées des Etats-Unis, avait mis en garde à plusieurs reprises contre la poursuite de la guerre et suggéré de lancer des négociations pour obtenir un cessez-le-feu.

C’est également dans ce contexte qu’il faut considérer la démission inattendue de Victoria Nuland du poste de sous-secrétaire d’Etat pour les affaires politiques du ministère américain des Affaires étrangères. Avec elle, c’est l’un des principaux acteurs de la politique désastreuse d’élargissement de l’OTAN des Etats-Unis à l’Ukraine et de la Géorgie et l’un des avocats anti-russe les plus tonitruants qui quitte la scène politique de Washington. Sa plus grande contribution intellectuelle à la diplomatie se résumait dans sa déclaration: «Fuck the EU».

Les réactions irréfléchies de l’Union européenne dans la guerre d’Ukraine

L’heure de l’Union européenne aurait dû sonner si elle avait pris dès maintenant les choses en main afin de montrer une voie pacifique pour sortir de la guerre d’Ukraine, puisque ce sont des conflits non résolus en Europe qui ont déjà fait sombrer par deux fois l’humanité dans des guerres mondiales. L’Europe devrait veiller à ne pas récidiver. Car malgré tous les bavardages sur un «tournant», cela ne doit pas détourner l’attention des dangers monstrueux, émanant de la guerre en Ukraine, et qui pèsent à nouveau sur l’humanité depuis le sol européen.

Pourtant aujourd’hui, il n’y a que le langage belliciste qui rassemble la majorité des gouvernements européens et les médias établis. Alors qu’aucune stratégie commune de l’UE sur la guerre en Ukraine n’a vu le jour, aucune idée commune de ce qu’on pourrait atteindre et de la façon dont on pourrait l’atteindre. Le Premier ministre polonais par exemple, a déclaré que l’Europe se trouvait déjà en pré-guerre, même peut-être déjà en guerre, et le Premier ministre suédois exhorte les familles de son pays à se préparer à une guerre.

Quant à la présidente de l’Union européenne, il ne lui vient rien de mieux à l’esprit que d’exiger toujours plus d’argent, d’armes et de munitions et de convertir l’Europe à une économie de guerre. Même dans le discours du chancelier Olaf Scholz, à qui nous devons toutefois d’avoir jusqu’à présent refusé l’envoi de missiles Taurus, il n’est question que de la Russie qui ne doit pas gagner la guerre. Ne serait-il pas plus sensé qu’avec ses collègues européens, il réfléchisse à comment faire pour rétablir la paix en Europe?

A quel point le comportement de l’UE à l’encontre de la Russie reste acharné et irréductible, en particulier en Allemagne, apparaît clairement au travers des résolutions déposées par les partis au pouvoir et ceux de l’opposition au Bundestag lors du 2e anniversaire de la guère d’Ukraine. Ces demandes se lisent davantage comme des déclarations de guerre à la Russie, dans lesquelles des arguments extrêmement douteux sont en partie associés à des exigences maximales irréalistes et à des menaces. Aucune place n’est laissée aux compromis. Toute tentative de négociations est ainsi tuée dans l’œuf. Après ces deux années de conflit, cela équivaut à un déni de la réalité. Il s’agit là d’une politique d’acharnement à la poursuite de la guerre, sachant pertinemment qu’il n’y a aucun espoir réaliste d’une paix victorieuse pour l’Ukraine.

Ce qui devrait expliquer pourquoi certains Etats membres de l’UE, mus par l’impuissance, se jettent dans un actionnisme irresponsable. En font partie les propositions de la France de vouloir envoyer des troupes de l’OTAN en Ukraine et les plans de stationner des unités françaises en Moldavie, tandis qu’en Allemagne les partisans d’une ligne politique dure croient une fois de plus aux «Wunderwaffen» (armes miraculeuses) et exigent de mettre à disposition de l’Ukraine des missiles. De tels plans semblent n’avoir pas été mûris longuement et recéler le potentiel de mettre le feu aux poudres. Ils reposent sur une surestimation de l’UE, car elle ne possède ni les moyens militaires ni le soutien de la population pour se jeter dans de telles entreprises aventureuses, que ce soit en tant qu’Etats individuels ou en tant que communauté. Cela ne changerait que peu de choses au déroulement de la guerre, alors que la tuerie et la destruction en Ukraine continueraient.

En revanche, de tels plans mèneraient à une escalade de la guerre en Ukraine qui s’étendrait alors à l’Europe entière ou s’envenimerait jusqu’à devenir une guerre nucléaire. Quand un président français prétend que ce genre de considérations ne traduisent que de la lâcheté et que des politiques verts nous expliquent qu’il n’existerait aucun risque nucléaire et que nous pourrions attaquer Moscou sans crainte, ils jouent avec notre survie à tous. Et pourquoi? Simplement parce que nous ne voulons pas admettre que seules des négociations peuvent dorénavant mettre un terme à la guerre.

La guerre en Ukraine pourrait faire s’écrouler l’UE

Dans le meilleur des cas, l’UE et sa politique ukrainienne ne seront pas crédibles; dans le pire des cas, l’UE pourrait s’écrouler à cause de cette politique. Tandis que les élites politiques européennes continuent de vouloir nous faire croire que cette guerre pourra être gagnée avec des armes toujours plus puissantes ou même grâce à une intervention militaire directe, elles perdent le soutien d’une majorité croissante de la population européenne et par-là même, le sens des réalités et toute crédibilité. L’impact économique négatif de cette guerre pourrait jeter davantage de personnes dans les bras des partis anti-européens.

Sous un autre aspect également, le temps presse pour l’UE. En effet, d’ici quelques mois, les relations politiques avec les Etats-Unis pourraient prendre un virage dramatique sous un président Trump. Il existe des différences fondamentales parmi les Etats membres à ce sujet et il est à craindre qu’un glissement de terrain politique aux Etats-Unis pourrait plutôt les diviser que les rapprocher. L’UE, avec sa politique sans compromis en faveur de la guerre et anti-russe, va continuer à s’isoler face à la plupart des Etats qui ne sont pas membres de l’OTAN dans le monde. On n’y fera preuve d’aucune compréhension pour une poursuite de l’escalade militaire, et ceci tout en refusant de négocier sans conditions préalables avec la Russie.

Avec le chemin emprunté actuellement, en misant exclusivement sur une solution militaire au conflit et des sanctions, l’UE va échouer. Dans son propre intérêt, l’Union européenne a donc besoin d’un changement de stratégie qui devra déboucher sur un ordre de paix et de sécurité pour toute l’Europe, incluant également l’Ukraine et la Russie. Les élections du Parlement européen seraient une occasion pour nous, Européens, d’engager un changement de stratégie allant dans ce sens en votant le 9 juin pour la paix.

* Michael von der Schulenburg a été sous-secrétaire général aux Nations Unies et a travaillé pendant plus de 34 ans dans de nombreuse régions en guerre du monde entier en tant que responsable de missions de maintien de la paix des Nations Unies.
** Hans-Joachim Funke, professeur émérite de sciences politiques à l’Institut Otto-Suhr de la Freie Universität Berlin, est l’auteur de: «Ukraine – Verhandeln ist der einzige Weg zum Frieden». (Berlin, 2023)

(Traduction «Point de vue Suisse»)

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