Progrès et régression des droits de l’homme

Alfred de Zayas (Photo mad)

par Alfred de Zayas,* Genève

(25 octobre 2023) Le progrès et la régression caractérisent la réalité du droit international, des relations internationales et de la jouissance concrète des droits humains par les femmes et les hommes sur toute la planète. Nous saluons les flots d’opportunités, les temps de libération et d’expansion, mais nous ne devons pas rester aveugles face aux abus, aux crimes et aux moments de disgrâce récurrents.

Aujourd’hui, notre monde connaît le chaos, mais pas plus qu’aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Au moins, nous ne brûlons pas de sorcières et ne massacrons pas les indigènes Hopi, Pequots, Sioux, Quechua et Taínos, la traite négrière est abolie, le colonialisme est considérablement réduit.

Nous saluons la résolution historique 48/7 adoptée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies le 8 octobre 2021 concernant les héritages du colonialisme en Afrique, en Asie et en Amérique latine, en particulier concernant les peuples autochtones dont les souffrances au fil des siècles n’ont pas été apaisées et qui continuent de souffrir. des séquelles de la violence structurelle.1

Un fac-similé de la page de signature et des sceaux de la Convention
de Genève de 1864. (Source de la photographie: Kevin Quinn,
Ohio, US – CC BY 2.0)

Du côté positif, nous avons assisté à une codification phénoménale des normes juridiques, la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), le Pacte relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, la Conventions de Genève de la Croix-Rouge, création d’institutions nationales des droits de l’homme et de tribunaux régionaux des droits de l’homme. Des propositions pour la création d’une Cour internationale des droits de l’homme dont les jugements seraient exécutoires2 sont en discussion.

Nous avons raison de saluer la reconnaissance croissante des droits de la moitié de la population de la planète – les femmes – et nous saluons les mesures concrètes prises en faveur des personnes handicapées. Nous saluons l’entrée en vigueur en janvier 2021 du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires3 et la résolution d’octobre 2021 du Conseil des droits de l’homme reconnaissant le «Droit à un environnement propre, sain et durable».4 Nous exprimons notre soulagement face à l’abolition progressive de l’aberration de la «peine capitale».5

Du côté négatif

Malgré les célébrations d’autosatisfaction autour du 75e anniversaire de l’adoption de la DUDH, nous devons admettre qu’il y a une régression significative dans de nombreux domaines, y compris l’érosion du concept de paix en tant que droit de l’homme, le retour en arrière de la résolution 39/ 11 du 12 novembre 1984,6 l’intransigeance belliqueuse de nombreux pays et leur refus de dialoguer entre eux, malgré l’obligation juridique stricte de le faire en vertu de l’article 2(3) de la Charte des Nations Unies.

Nous dénonçons la pratique continue de la torture dans de nombreux pays, la honte d’Abou Ghraib, Guantanamo,7 les «extraditions extraordinaires», les prisons secrètes de la CIA, la détention illimitée,8 la glorification de la guerre, l’acceptation sociale de la propagande de guerre, malgré le fait que cela soit spécifiquement interdit dans l’article 20 du PIDCP, la militarisation de l’administration de la justice dans de nombreux pays et l’effondrement de l’Etat de droit dans certains pays ostensiblement attachés aux droits de l’homme, par ex. aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Suède et en Equateur, comme l’a méticuleusement documenté le rapporteur de l’ONU sur la torture, le professeur Nils Melzer, dans son livre bien documenté sur la persécution du lanceur d’alerte Julian Assange.9

En effet, le traitement scandaleux d’Assange constitue une torture au sens de l’article 7 du PIDCP, une violation flagrante des droits des journalistes et une violation de notre droit de savoir en vertu de l’article 19 du PIDCP. Ce que révèle le professeur Melzer est bien pire que l’affaire Dreyfus de 1898. Melzer est l’Emile Zola du XXIe siècle.

Nous déplorons le fléau de 25 millions de victimes de la traite des êtres humains, dont 3,4 millions d’enfants. Nous dénonçons l’escalade de la violence urbaine et des massacres, la montée du terrorisme international. Malgré les nombreuses institutions créées pour contrôler le respect des traités relatifs aux droits de l’homme, malgré les réunions régulières du Conseil des droits de l’homme, du Comité des droits de l’homme, du Comité contre la torture, des institutions nationales des droits de l’homme et des organisations de la société civile, des violations scandaleuses de la dignité humaine continuent de se produire. Est-ce peut-être en partie dû au fait que certaines de ces institutions ont été détournées par des acteurs géopolitiques, affichent une indignation sélective et pratiquent deux poids, deux mesures?

Aujourd’hui, le droit démocratique de savoir, le droit d’accès à l’information et le droit à la liberté d’opinion et d’expression sont peu protégés.10 Nous voyons la censure des gouvernements et du secteur privé, l’arbitraire sur Facebook et YouTube, le blocage de services d’information comme RT, Spoutnik et Tass dans les pays de l’UE, la nouvelle loi orwellienne sur les services numériques, le lavage de cerveau éhonté pratiqué par les médias, les excès de «Cancel Culture», l’épidémie d’autocensure, l’acceptation sociale de la russophobie et de la sinophobie, la militarisation du sport afin que les sportifs puissent être interdits de compétition simplement en raison de leur nationalité.

Une régression sérieuse devient évidente dans l’affaiblissement de la protection de la vie privée, la surveillance orwellienne de la NSA et d’autres institutions gouvernementales, comme l’a révélé Edward Snowden dans son livre décisif, «Permanent Record».11 Nous déplorons l’incapacité des gouvernements à protéger la vie familiale et les valeurs familiales, les attaques concertées contre le concept de famille et d’autorité parentale, le dénigrement et la raillerie des croyances religieuses.

La régression est également apparente dans les actions et omissions des institutions établies pour protéger nos droits. De nombreuses institutions, rapporteurs, «commissions indépendantes» sont manifestement au service de certains pays et lobbies puissants, devenus les otages des bailleurs de fonds qui prétendent fixer les agendas des organes et mécanismes de contrôle qui devraient être rigoureusement neutres et professionnels.12

Quis custodiet ipsos custodes?13 Qui surveille les gardiens? Des institutions cruciales telles que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et la Cour pénale internationale (CPI) trahissent leurs mandats, instrumentalisant les droits de l’homme à des fins de confrontation géopolitique, au lieu d’élaborer des stratégies et des mécanismes préventifs pour garantir la dignité humaine de toutes les femmes et de tous les hommes de la planète.

Nous seuls pouvons être les gardiens! Même si nous sommes conscients que les gouvernements nous mentent quotidiennement, nous devons réagir et reconquérir la démocratie. Nous n’avons plus besoin d’un ministère de la Vérité comme dans le livre «1984». Hélas, il semble que nous soyons progressivement entrés dans la dystopie du «Meilleur des Mondes» d’Aldous Huxley.

Amnistie, Impunité, Réconciliation

L’un des exemples de régression les plus graves est la dégradation du droit pénal international en un outil politique de «guerre juridique». On observe une obsession malsaine de châtiment, une attitude moralisatrice agressive qui invite à «lapider la femme adultère» (Jean VIII, 1-11). Si le christianisme nous a appris quelque chose, c’est qu’il faut pardonner pour être pardonné: et dimite nobis debita nostra sicut et nos dimitimus debitoribus nostris. La reconnaissance du fait que le monde n’est pas noir et blanc n’est pas seulement un principe religieux mais appartient en réalité à la civilisation. Il est facile de comprendre que parfois il y a du mauvais dans le bien et même du bon dans le mal. La vengeance n’est sûrement pas propice à la réconciliation, et pour vivre ensemble dans le respect mutuel, nous devons pratiquer la compréhension et la caritas.

Hélas, les ONG dominantes – avec la complicité des médias – ont transformé le concept d’«amnistie» en un gros mot. Pourtant, les amnisties ne sont pas mauvaises per se. Parfois, les amnisties sont nécessaires à la paix. L’article 6 du Deuxième Protocole additionnel de 1977 aux Conventions de Genève stipule que «les autorités au pouvoir s’efforcent d’accorder l’amnistie la plus large possible aux personnes ayant participé au conflit armé». L’article 2 de la Paix de Westphalie stipule «qu’il y aura d’un côté et de l’autre un oubli perpétuel, une amnistie ou un pardon pour tout ce qui a été commis depuis le début de ces troubles, en quel lieu et de quelle manière que se soient déroulées les hostilités. ont été pratiquées de telle manière que personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne doit commettre d’actes d’hostilité, entretenir une quelconque inimitié ou se causer des problèmes les uns aux autres …»14 Des amnisties similaires ont été convenues dans d’innombrables traités de paix. par exemple. La Paix de Rijkswijk de 1697, le Congrès de Vienne de 1814–15 et plus récemment les Accords d’Evian de 1962.

On nous dit que la création de la Cour pénale internationale en 2002 représente un progrès. Certains y voient cependant un retour en arrière significatif vers l’époque primitive de la loi de la vengeance, la lex talionis. En effet, la vengeance est incompatible avec les acquis de la civilisation. La punition n’est guère une réponse civilisée aux problèmes, inter alia parce que la punition est ex post facto, après coup, et n’apporte souvent rien du tout pour les victimes. De plus, il existe peu de preuves que le droit pénal international ait un effet dissuasif.

Ce dont la société a réellement besoin, c’est de prévention du crime, de prévention de guerre, de prévention de haine. Un Pacte mondial sur l’éducation pour la paix et l’empathie serait une voie à suivre. Les Nations Unies devraient défendre une telle initiative et mettre toutes les agences des Nations Unies au service de la paix, notamment l’UNESCO. La prévention des conflits dépend de la bonne foi, du respect mutuel, de la solidarité internationale – et bien sûr de l’honnêteté intellectuelle.

La Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée il y a 75 ans au Palais Chaillot à Paris, a en effet constitué un moment fort dans l’histoire des droits de l’homme. Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à mettre en œuvre ses dispositions, notamment l’article 28: «Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.» Cela reste notre défi: redécouvrir la spiritualité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et faire revivre l’héritage d’Eleanor Roosevelt.15

* Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant de l'ONU sur l'ordre international de 2012 à 18. Il est l'auteur de dix livres dont «Building a Just World Order» Clarity Press, 2021.

Source: https://www.counterpunch.org/2023/09/26/retrogression-in-human-rights/, 26 septembre 2023

(Traduction «Point de vue Suisse»)

1 https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FHRC%2FRES%2F48%2F7&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False

2 https://www.deepdyve.com/lp/brill/an-international-court-of-human-rights-N0d0HxEk8H
https://www.ohchr.org/en/special-procedures/ie-international-order/mr-alfred-maurice-de-zayas-former-independent-expert-2012-2018

3 https://disarmament.unoda.org/wmd/nuclear/tpnw/

4 https://digitallibrary.un.org/record/3945636

5 https://www.cambridge.org/core/books/abolition-of-the-death-penalty-in-international-law/28291346A4A68C4CA2097E813007EC3A

6 https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/instruments/declaration-right-peoples-peace

7 https://opil.ouplaw.com/display/10.1093/law:epil/9780199231690/law-9780199231690-e301
https://searchlibrary.ohchr.org/record/6182
https://www.lewrockwell.com/2003/12/alfred-de-zayas/the-many-faces-of-guantanamo/

8 https://www.icrc.org/en/doc/assets/files/other/irrc_857_zayas.pdf

9 Nils Melzer, The Trial of Julian Assange, Verso Books, New York 2022.

10 https://www.cambridge.org/core/journals/netherlands-international-law-review/article/abs/freedom-of-opinion-and-freedom-of-expression-some-reflections-on-general-comment-no-34-of-the-un-human-rights-committee/ADCD74F635F688851788E9079E1ABB76

11 Metropolitan Books, New York, 2019.

12 Alfred de Zayas, The Human Rights Industry, Clarity Press, 2023.

13 Juvenal, 6th Satire.

14 https://theranddaily.com/the-peace-of-westfalia-treaties

15 www.eleanorlives.org

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